PAGE SÈCHE et ENCRE SYMPATHIQUE

Balourd 10, que ne rebute pas l'emploi de l'encre sympathique, n'entretient pas pour autant la phobie de la page blanche. (Une encre sympathique devient invisible en séch

samedi 23 décembre 2023

If


Ne négligez pas de nourrir les bonshommes de neige.
Ils doivent prendre du poids pour passer l'hiver. (Photo du bas.)

Je vous adresse mes vœux les plus
  • vifs (youppie !)
  • corporatifs (de Henri Ltée)
  • itératifs (ils reviennent chaque année)
  • répétitifs (ah, je viens de le dire !)
  • cumulatifs (avec d'autres offres similaires)
  • expéditifs (je ne vais pas y passer des heures)
  • et roboratifs (c'est leur raison d'être)
pour un joyeux Noël sous l'if (ou sous le sapin) et un temps des fêtes des plus festifs (c'est bien le moins !)

Sans compter mes vœux les plus anticipatifs pour l'année nouvelle !

If if if hourrah !

Henri



mardi 19 décembre 2023

Dit-elle ou la guêpe

 

Les Dits de ma voisine : la guêpe


Gabrielle est photographe. Moi, les photographes m’énervent trop. Toujours inquiets de la mise au point, du temps d’obturation, de la lumière, de la distance focale, du cadrage…, de vrais « m’as-tu-vu avec mon bel équipement et mon souci de la perfection », l’idée de laisser les paysages et les gens en paix ne leur vient jamais à l’esprit.

Nous étions à la terrasse d’un café, à l’ombre d’un arbre, dans un coin reculé, loin des passants. L’après-midi fournissait la preuve que le paradis sur terre existe. Il ventait assez pour caresser sans décoiffer. La brise se montrait en revanche incapable de chasser la guêpe qui revenait sans cesse tourner autour de notre table. In Arcadia quoque. Gabrielle me tirait le portrait avec tact et discrétion. Gabrielle n’a rien d’une guêpe importune. Je la mets à part dans ma détestation des gens au gros œil noir et au zoom fouineur de sa confrérie. Gabrielle était Gabrielle et ça l’excusait de tout. J’avais laissé mon café tiédir dans sa tasse, et goûtais la douceur du temps.

« Fiche-lui la paix, dis-je à Gabrielle qui faisait de grands gestes pour chasser la sempiternelle guêpe, tu nous énerves. Elle ne te piquera pas, tu ne goûtes pas bon pour elle. » Gabrielle recula sa chaise et me prit de trois-quarts. Mon bustier baillait et Gabrielle visait le profil d’un sein et le candide téton qu’il offrait aux regards en biais. (Je faisais celle qui ne soupçonnait rien.)

La guêpe revint, au grand dam de Gabrielle.

Je trempai mon doigt dans la cassonade cristallisée sur le rebord de ma tasse de café – cassonade qui expliquait en partie l’insistance de la guêpe. J’enduis délicatement (et discrètement) le bout de mon sein de sirop sucré (le sirop est le pléonasme du sucre). La guêpe se posa au-dessus de l’aréole, comme pour s’assurer du bon angle d’attaque, et descendit jusqu’au bout du téton. Ah, le délicat contact des six petites pattes d’un insecte sur l’épiderme qui frisonne !

La guêpe butina avec entrain, en bonne guêpe qu’elle était, tandis que les criquets – non, c’étaient les déclics de l’appareil de Gabrielle – se déchaînaient. La guêpe, repue, s’envola.

Donner le sein à une guêpe ; qui pourrait se vanter d’avoir poussé l’amour des petites créatures du Bon Dieu aussi loin ?

Un peu de sucre restait sous l’aréole. Gabrielle mouilla une serviette en papier de sa salive et essuya (discrètement) le résidu de sirop sur la partie concernée de mon anatomie.

— Ça risquait de maculer ton bustier et d’attirer d’autres guêpes.

Elle avait ses photos, ce dernier point redevenait celui qui la préoccupait le plus.

Quand même, je venais de lui démontrer qu’elles étaient inoffensives.

Chacun ses phobies. Moi, les photographes, elle, les guêpes.

vendredi 15 décembre 2023

Qui êtes-vous ?

Qui êtes-vous ? Nous vous posons la question ; vous vous la posez également.

Comment satisfaire cette légitime quête identitaire ? Voici l’outil idéal : un test qui permettra de dresser le véritable portrait de votre personnalité. (Ou, à la limite, une caricature convaincante.)

Lisez chacune des questions et encerclez la lettre qui correspond à la réponse qui vous semble la meilleure ou qui se rapproche le plus, selon vous, d’une réponse valable. (Ou inscrivez-les sur une feuille de papier si vous affichez le test à l’écran.) Il est important de répondre à toutes les questions et de n’encercler qu’une seule réponse par question.

À la fin du test, on vous indiquera comment interpréter vos réponses.

Test


1 Vous êtes :

A ) Le maître de l’Univers.
B ) Ravie de vous voir si belle en ce miroir.
C ) En train de vous demander pourquoi vos voisins copient sur vous.

2 Votre quotient sexuel est :

A ) Platement conjugal.
B ) Conjugué au futur simple.
C ) Émoustillé par ce questionnaire qui vous met à nu.

3 Les voyages :

A ) Forment la jeunesse.
B ) Occupent les retraités.
C ) Sont organisés.

4 Vous… :

A ) … arrivez toujours à l’heure prévue.
B ) …. vous appliquez à répondre le plus sérieusement possible à ce test.
C ) … coloriez toujours en débordant des contours.

5 Le travail, c’est… :

A ) … la santé.
B ) … lassant.
C ) … lacrymogène.

6 Cette image représente :

O
A ) La lumière au bout du tunnel.
B ) Un œil noir qui vous regarde.
C ) Le ying et le yang à 40° sous zéro.

7 Vous mâchouillez le bout de votre stylo en répondant à ce test :

A ) Vous ressentez un manque de mélamine.
B ) C’est une source valable de métaux lourds.
C ) Vous êtes trop timide pour demander une autre bière.

8 En littérature, vous préférez :

A ) La litote.
B ) L’hyperbole.
C ) Les illustrations.

9 Les enfants, selon vous :

A ) Ils sont l’avenir de l’humanité.
B ) Encore heureux qu’ils ne se reproduisent pas !
C ) Vous ne vous intéressez qu’à la quête de votre enfant intérieur.

10 La déprime :

A ) C’est physique.
B ) C’est dans la tête.
C ) C’est selon.

11 Vos parents étaient :

A ) Compréhensifs.
B ) Adoptifs.
C ) Éruptifs.

12 Laquelle de ces affirmations est fausse :

A ) — Oui !
B ) La suivante.
C ) Les trois.

13 Il ne faut pas juger un livre :

A ) Par sa couverture.
B ) Par les critiques.
C ) Par ses lecteurs.

14 Votre cri de prédilection est :

A ) — Assez !!
B ) — Pourquoi moi !!!
C ) — Encore !!! Encore !!!

15 Devant l’adversité :

A ) Vous retroussez vos manches…
B ) … et vous prenez votre courage à deux mains.
C ) — Et ensuite ?

16 On peut être riche et célèbre de son vivant, mais seulement célèbre après sa mort :

A ) — Quelle pensée profonde !
B ) Vous levez les yeux au ciel devant une phrase si creuse…
C ) (suite)… et vous reprenez votre lecture sur cette ligne.

17 L’éducation est :

A ) Un art.
B ) Une science.
C ) — Si c’est une science, j’ai sans doute servi de cobaye !

18 En général, vous accordez de l’importance :

A ) Aux détails.
B ) À l’ensemble.
C ) À la chose.

19 En général, quel genre de solution adoptez-vous :

A ) Temporaire, avec bail renouvelable.
B ) Échangeable.
C ) Les problèmes sont solubles par eux-mêmes (dans l’alcool).

20 Ce qui vous fait distinguer le rêve de la réalité :

A ) Votre pouvoir d’achat.
B ) Votre pouvoir de séduction.
C ) B, qui dépend de A.

21 Quand on parle de couper la poire en deux :

A ) Vous vous sentez menacé.
B ) Vous reluquez votre voisine de table.
C ) Vous proposez un jus de fruits.

22 Si A = B, Barbara =

A ) Aaraara.
B ) Bbrbbrb.
C ) 3,1416.

23 Vos goûts vous inclinent vers :

A ) Le sado-masochisme.
B ) Le sado-sadisme.
C ) Le maso-masochisme.

24 Plus un crayon s’use, plus sa pointe se rapproche de la gomme à effacer :

A ) Soudainement, vous vous sentez fatigué.
B ) Les grandes douleurs sont muettes.
C ) Vous venez d’atteindre un niveau de vulnérabilité propice aux grandes introspections.

25 Considérez le nombre suivant : 234. Comment êtes-vous arrivé à ce résultat ?

A ) Par soustraction.
B ) Par addition.
C ) Par distraction.

26 On dit souvent que vous avez une case vide. Noircissez-la :

A ) []
B ) []
C ) []

27 Vous avez noirci la case avec une encre ou une mine de quelle couleur :

A ) — Noire, voyons.
B ) — Bleue, pourquoi ?
C ) — Moi ? J’ai poinçonné la feuille.

28 Un parano :

A ) C’est quelqu’un qui ne fait pas partie du complot.
B ) — Quel complot ?
C ) — J’insiste, quel complot ?

29 Votre conception de l’amour :

A ) « L’amour, ce n’est pas se regarder les yeux dans les yeux, c’est regarder ensemble dans la même direction. » (A. de Saint-Exupéry)
B ) « L’amour…, c’est une possession instantanée, mais pleine, mais surabondante, de tout ce qui nous dépasse. C’est notre minute d’éternité. » (P. Bourget)
C ) « Fais-moi mal Johnny ! Johnny ! » (B. Vian)

30 Avant de prendre une décision difficile :

A ) Vous réfléchissez.
B ) Vous vous renseignez.
C ) Vous faites A et B, pour commettre, comme les experts, une erreur bien documentée.

31 Vous avez l’âge… :

A ) … de raison.
B ) … de vous faire une raison.
C ) — Un âge raisonnable, et il serait plus que raisonnable de votre part de vous en tenir à cette réponse.

32 Vous êtes :

A ) Un bourreau de travail.
B ) Un accidenté du travail.
C ) Un travailleur accidentel.

33 La présente question vous prend au dépourvu :

A ) Qu’importe, j’ai deux autres choix de réponses.
B ) Qu’importe, j’ai deux autres choix de réponses.
C ) Qu’importe, j’ai deux autres choix de réponses.

34 Avez-vous réussi à répondre à la question précédente ?

A ) Vous hésitez encore.
B ) Vous ne retournez jamais en arrière.
C ) Vous n’êtes pas encore arrivé là.

35 La cause première des erreurs d’inattention est :

A )
C )

36 Qui est arrivé en premier, l’œuf ou la poule ?

A ) — C’est faire peu de cas du coq.
B ) — C’est comme si on demandait qui est arrivé en premier, Ève ou l’ovule ?
C ) — L’enveloppe.

37 Êtes-vous influençable ?

A ) Non, pas du tout.
B ) — Dites-moi ce que je dois en penser.
C ) Répondez A.

38 Dans votre vie quotidienne, vous préférez :

A ) Le travail.
B ) Les loisirs.
C ) Les desserts.
D ) L’imprévu.

39 Lorsque l’on vous dit d’aller voir ailleurs si vous y êtes :

A ) Vous vous textez pour prendre rendez-vous.
B ) Vous vous faites attendre.
C ) Vous n’y êtes plus qu’un souvenir.

Pour aller plus vite, répondez désormais en restreignant votre choix à deux des trois réponses offertes.

40 Vous préférez :

A ) Être tutoyé.
B ) Être vousoyé.
C ) Être rudoyé.

41 La fin du monde :

A ) S’éternise.
B ) Sera annulée pour cause de contraintes budgétaires. En lieu et place sera diffusée la reprise du dernier Bye-Bye.
C ) Arrivera alors que vous viendrez tout juste de terminer le ménage.

42 Dans la fable Le Renard et le Corbeau, pourquoi le Corbeau lâche son fromage ?

A ) C’était un fromage contaminé à l’hystério-quelque chose.
B ) C’était un fromage qui pue.
C ) C’était l’instant de son cri primal.

43 Vos principales qualités sont :

A ) — Oui, tout ça.
B ) — Et plus encore.
C ) Aucune de ces réponses.

44 On peut pas tout avoir :

A ) — Même en échantillons ?
B ) — Même en demandant poliment ?
C ) — Même avec un bon crédit ?

45 Dieu est partout :

A ) Oui, mais incognito.
B ) Sa présence doit-être diluée à une dose homéopathique.
C ) Mais il faut quand même laisser un message au répondeur.

46 On vous soumet au test de Roschach. Quelle est, spontanément, votre première réaction :

A ) Vous regardez les doigts du psychologue pour voir s’ils sont tachés d’encre.
B ) Vous vous dites que le « chach » constitue à lui seul une sorte d’image à la Roschach. Puis, vous concluez que ce détail ne signifie rien.
C ) Vous vous demandez pourquoi on vous montre ces images obscènes.

47 Vous constatez que vous ne comprenez pas toutes les questions :

A ) C’est normal, c’est un test d’intelligence.
B ) Vous vous fiez à votre instinct.
C ) — Mais enfin, QUEL complot ?

48 Vous êtes :

A ) Un oranger sur le sol irlandais.
B ) Un saule inconsolable.
C ) Un sable inconsoluble.

49 Vous avez :

A ) Des ambitions.
B ) Des inhibitions.
C ) Des compulsions.

50 Ce test mérite la note suivante :

A ) Si bémol.
B ) Fa dièse.
C ) Fadèse.

. . .



Bravo, vous avez terminé !

Comptez vos réponses et passez à la section suivante.

Qui êtes-vous ? – Interprétation du test


Si vous avez moins de 50 réponses :

Vous avez des moments de distractions préoccupants ou bien vous souffrez de trous de mémoire. Est-ce bien grave ? Ce qu’on ignore vaut bien ce qu’on oublie.

Si vous avez 50 réponses :

Vous avez suivi les instructions avec exactitude et docilité. Ceci dénote une personnalité conformiste et sans imagination. Navrant.

Si vous avez plus de 50 réponses :

Inquiétez-vous d’une certaine tendance à l’excès d’enthousiasme.

mardi 24 octobre 2023

Opinons aux opinions


Je me demande si la multiplication des moyens de communication et d'expression n'engendre pas, au lieu de la fleuraison d'idées originales promise, un pesant conformisme et une pointilleuse censure des idées.

Tout le monde n'éprouve pas le besoin de communiquer ses opinions, souvent par conscience de ses propres limites ou par un compréhensible désir d'échapper à d'ennuyeuses discussions.

Pressés de communiquer une opinion, on émet alors un vague avis que l'on sait recevable, ce qui contribue à le diffuser encore plus et à exagérer l'adhésion à son égard. L'opinion de tout le monde devient la nôtre, par défaut ou par paresse.

Il n'aura échappé à personne que l'émission d'opinons inorthodoxes prend de nos jours l'allure d'un crime contre l'unanimité. C'est à se demander en effet si on encourage pas l'expression pour isoler et repérer les esprits dissidents.

Reste la possibilité de se taire. C'est au risque d'engendrer la méfiance. Quelles pensées inavouables cache ce silence ?

Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Ce que vous tairez aussi.

Notre époque est celle de l'individualisme triomphant. Disons celle d'un nombrilisme tout à la fois exacerbé et prudent. Pourquoi s'exprimer puisqu'il suffit de s'exposer ?

Opinons donc aux opinions. C'est plus prudent.


vendredi 6 octobre 2023

Futiles remarques existentielles


Si j'existe, pourquoi faut-il que ce soit moi ?

L’univers est une chose merveilleuse ; on ne comprend pas qu'il soit offerte à la contemplation d’une aussi misérable créature que l’être humain.

Pour chaque être humain, l'humanité est un problème.
 
Les verbes avoir et durer remplissent parfaitement les fonctions attribuées au verbe être. Être, c'est avoir un corps qui dure dans le temps.
Heidegger est défoncé.

Aucun animal n'a autant de problèmes avec ses rejetons que l'être humain.

N'opposer plus les verbes avoir et être. Avoir de l'avoir ou avoir de l'être, il est toujours question d'avoir.

Littérature (vrac)


La littérature c’est ce qui se lit ou ce qui s’écrit ?

Un roman est un puzzle dont les morceaux préexistent à l'image totale.

À ce que je sache, le chien d'Ulysse est le seul être qui meurt de mort naturelle dans l'Illiade et l'Odyssée.

samedi 12 août 2023

Coïncidence anatomique et littéraire


« Je préfère parler d’« histoire de fesses » plutôt que d’« histoire de cœur ». Les fesses, on est assuré de leur rondeur, de leur douceur. Les fesses sont palpables. Le cœur, non. Avez-vous déjà flatté un cœur dans le sens littéral de l’expression ? Des fesses, oui ; un cœur, jamais. » 
Henri Lessard, « Marilyn en maraude » dans Une année julienne suivi de Perséphone, nouvelles, 2023, p. 99 (rédigé en 2022)

« Mais qu'est-ce que c'est que le cœur, Madame ? Il vaut moins que sa réputation. Il est bien commode, il accepte tout. On le meuble avec ce qu'on a, il est si peu difficile... Le corps, lui... À la bonne heure ! il a comme on dit la gueule fine, il sait ce qu'il veut. Un cœur, ça ne choisit pas. On finit toujours par aimer. » 
Colette, Le pur et l'impur, Livre de Poche, no 6479, p. 24 (lu en août 2023)

mercredi 9 août 2023

Incertains imparfaits


- Aussi futile fût-il aux yeux d'incertains, ce combat fut utile. Fustige-t-on assez, ne fût-ce qu'en parole, les fous en tutu pour qui tout ce qui rutile est d'or ? Le Pactole eût-il existé que nous n'eussions pas admis qu'ils y trempassent leurs pattes.


mardi 25 juillet 2023

Dit-elle ou Ne te penche pas, Laura


Les Dits de ma voisine : l'art de montrer ses seins ou È pericoloso sporgersi (1)


 Ne te penche pas, Laura.

Il y a le moulant, le bâillant et, utilisable seul ou combiné, le transparent.

Laura, elle, préfère le bâillant. D’où mes mises en garde répétées ; chaque fois qu’elle se penche, son vêtement bée et laisse entrevoir, tapi dans une ombre colorée de bleu, de vert ou de rouge selon le tissu, un sein pointant le museau comme pour humer l’air du dehors et qui semble hésiter à sauter l’encolure avant d’apparaître au grand jour. Elle ignore mes remontrances et se contente de hausser les épaules avant de considérer la partie de mon visage située six pouces sous mon menton.

— Tu te scandalises du téton dans la camisole de ta voisine et tu ignores celui que tu mets dans l’œil du monde entier, dit-elle.

Il est vrai que j’incline – verbe périlleux – pour le moulant. Laura me toise, mains aux hanches. Comme pour me narguer, sa poitrine tressaute ; la pointe des mamelons achève de s’agiter de droite à gauche sous le tissu : à leur manière, elles me semoncent comme une enfant prise en faute.

Dans le monde tâtonnant et trébuchant qui est le nôtre, pourrions-nous renoncer à ces hémisphères sensibles ? Les seins, vous ne l’ignorez sans doute pas, réagissent à l’atmosphère tant extérieure qu’intérieure, leur capacité de perception et de réaction en font des conseillers infaillibles. Précédées de ces deux figures de proue, nous pouvons aller de l’avant en toute confiance, sinon avec insouciance.

À défaut d'en avoir une généreuse, nous sommes généreuses de la poitrine que nous avons. 

Fesses

Mes fesses, dans leur grande innocence, offrent leurs douces rondeurs jumelles à l’appréciation d’un seul hémisphère à la fois, celui qui se trouve dans mon dos.

Je dis bien leur innocence, leur candeur. Les seins savent toujours. Rien de ce qui se passe en face ne leur échappe. Ils affrontent l’adversité. Les fesses, c’est différent. Elles ont un peu l’air de fuir. Aveugles, privées du secours des yeux, elles ne peuvent savoir qui les observe, et même si on les observe. Cécité qui les place dans une constante incertitude, un manque d’assiette ou d’assise tout à fait déstabilisant.

Est-ce que je sais si quelqu’un dévisage mon postérieur en ce moment ? Est-ce que quelqu’un profite de ce que je tourne, non pas le dos (of course), mais ma figure à mes propres fesses pour les lorgner à loisir ?

Mes fesses, que faire d’autre que de les traîner partout avec moi ? « Elle fait exprès d’attirer l’attention sur ses fesses » dira un petit malin.

Peut-être que les fesses n’existent que pour le strict bénéfice d’autrui, et non pour la tranquillité de leur propriétaire…

*

Quand je croise les mains derrière mon dos, elles reposent chacune sur les rondeurs de mes fesses, ce qui me permet d’apprécier ce que les autres apprécient en elles. Quand je croise les bras sous ma poitrine, ils se trouvent à soupeser et soutenir mes seins dont le poids et la fermeté me plaisent, à moi ainsi qu’à d’autres.

Ce sont de petites expériences quotidiennes qui adoucissent la vie. J’ai toujours quelque chose sous la main ou sur les bras pour m’occuper et me rassurer.

Et quand, d’aventure, je porte mes mains à mon crâne, force m’est de constater que j’ai la tête dure (2).

Réponse à ma voisine

Nous vivons à l’époque – triste époque – de la femme à coutures. Je fais allusion à cette cuirasse composée d’étroits fuseaux raboutés par un réseau de coutures en relief ayant la délicatesse de raccords de soudure : le jean.

Pour mieux galber les formes féminines, paraît-il. À croire que lesdites formes sont sillonnées d’un réseau de scarifications longitudinales.

Les doubles rondeurs des fesses féminines s’effacent sous la multiplication croisée de nervures hypertrophiées – auxquelles s’ajoutent les coutures des pièces rapportées que sont les poches – au point de présenter le faciès – si l’on ose dire – d’un caparaçon de tôles rivetées.

Il ne manque même pas les têtes de clou pour parfaire l’illusion.
L’œil qui cherche une surface à caresser de la main, déçu dans ses espérances, se déporte vers l’horizon, tout chargé d’un regard triste et lointain. (Note. – Revoir cette phrase.)

Triste, triste époque.


1. È pericoloso sporgersi : « Il est dangereux de se pencher. » Avis apposé sur les fenêtres des trains en Italie.
2. La partie du texte débutant par « Quand je croise les mains… » est extraite de : Henri Lessard, Grève des anges, nouvelles, Ottawa, Les Éditions L’interligne, 2019, 104 p., coll. « Vertiges ».


lundi 24 juillet 2023

Tempus fugit


Plus je vieillis, plus le temps passe vite et plus la procrastination devient harassante.

samedi 22 juillet 2023

Une année julienne : Blâme unanime

Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone

ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

* * *

Blâme unanime ou les joies du travail

Note. – JULIANNE, l’une des protagonistes principales du recueil avec JULIEN, est la narratrice de la présente histoire.


Qu’importe ce que vous avez fait, vous auriez dû faire autrement. Faire et malfaire, c’est tout un, sachez-le. 
Julianne

Une partie du revêtement vitré des douze étages avait chu au sol. Ou, plus banalement, des flaques d’eau renvoyaient le bleu du ciel vers le zénith. Il avait plu et tout se liquéfiait. Tout : le monde, le travail, et moi au premier chef. La pelouse suintait près du trottoir ; des remuements de boue, comme une macération, se révélaient entre les lanières du gazon.

Tandis que j’étais dans l’autobus, le directeur du service, M. Legagneur, m’avait courriellé pour m’enjoindre de me présenter à son bureau dès mon arrivée.

Dans l’ascenseur, Anne-Lyse, du service de la comptabilité, me félicite à propos de ma bonne mine. Ou de mon foulard de soie verte, je ne sais plus. Anne-Lyse a toujours en réserve une parole gentille pour tout le monde, même pour la petite nouvelle que je suis. Je lui demande : « L’ascenseur nous arrache-t-il du sol ou bien nous propulse-t-il vers notre étage ? » Le miroir de la paroi latérale me renvoie son reflet, bouche ouverte, interrogeant le vide.

— M. Lagrange (j’ai peut-être mal entendu) est en réunion, m’apprend l’adjointe administrative, on te fera savoir quand te présenter.

Je retourne à mon poste de travail avec ma bonne mine, mon foulard neuf et mes appréhensions. Le courriel de M. Legonfalon (je n’ai pas la mémoire des noms) ne contenait aucun mot inutile : le strict nécessaire. On est rarement loquace avec une accusée.

Encore moins avec une condamnée.

Mon travail consiste à rédiger de courtes et justes réponses aux questions et réclamations des contribuables. Un répertoire de phrases types est à ma disposition ; il arrive qu’un soupçon de créativité et de doigté soit indispensable. Surtout le doigté : c’est le ministère en personne qui s’exprime par mon clavier, on me l’a assez répété durant ma formation. Rien de passionnant comme boulot, mais il faut justifier son existence sur terre, et il suffit de peu pour être en règle avec la société. Une grande part de mon sens de l’initiative est dévolue au choix du vernis à ongles qui égaye d’une teinte chaque fois imprévue la danse de mes phalangettes sur les touches. Aujourd’hui, j’inaugure une couleur bonbon qui fait grimacer.

Vert fluo, pour tout vous dire.

Des poussières s’ébattent dans un rayon de lumière. C’est le changement de saison ; le soleil n’avait jamais visité la fenêtre de mon cubicule jusqu’à cette matinée. Elles dérivent avec mollesse tandis que d’invisibles remous modifient leur trajectoire ; elles se croisent, sans destina-tion ou finalité commune, apparaissant et disparaissant selon la prise que leurs pirouettes offrent à la lumière. Je me garde bien de les déranger par des mouvements trop brusques.

Le travail sert à ne pas s’ennuyer au boulot. Ou l’inverse. Étrange activité. On ignore par quel bout il faut la prendre.

Je tape mon mot de passe : « Accès refusé ». Après trois vaines tentatives, je comprends qu’il ne sert à rien de m’obstiner.

On m’appelle sur mon portable.

M. Lagardère (sic) me reçoit finalement, non pas en tête-à-tête dans son bureau, mais dans une salle de réunion, en présence de la directrice des ressources humaines – la DRH – et d’un autre personnage sans visage – enfin, sans visage connu. La myopie est endé-mique à cet étage ; M. Legodillot (?) ne me reconnaît jamais ou, du moins, ne me replace toujours qu’avec peine, après un effort du front et des sourcils.

Il consulte le dossier ouvert sur la table :

— Mademoiselle Petit-Lejeune, Julie-Anne Petit-Lejeune, dite Julianne…

Je n’ai pas l’habitude d’entendre établir mon identité sur un mode si minutieux. J’opine : oui, c’est bien moi.

Un citoyen qui n’arrivait pas à remplir un formulaire dans le site Internet du ministère a porté plainte contre moi. M. Lagalicie ou Legalois, bref le directeur, me montre, encerclé en rouge, le passage incriminant de la réponse que j’avais rédigée au contribuable troublé :

… c’est enfantin, il suffit de…

L’homme s’était senti « diminué, rabaissé au niveau d’un enfant à qui il faut tout expliquer ».

Le trio me regarde en silence. À moi de me disculper ou de m’enfoncer.

Le libellé de ma réponse ne recelait aucune malice. Le personnage, l’homme, bref le contribuable, semblait avoir du mal avec l’informatique et il lui fallait un peu d’encouragement. Du moins, j’avais rédigé mes instructions sur la base de ce raisonnement.

Le cerveau est un organe inutile, je le déplore chaque jour. Que comprend-il de la réalité, ce circonvolu enfermé dans sa boîte crânienne, replié telle une paire de chaus-settes roulées au fond d’une bottine ?

À la fin, M. Larigaudie (en attendant que le vrai nom me revienne) s’éclaircit la gorge. C’est la troisième plainte de ce genre à mon dossier en autant de mois au ministère.

Trois plaintes plus le blâme muet imprimé sur la figure de mes juges et jurés. Peut-on inscrire au dossier d’une employée qu’elle s’est attiré un « blâme muet et unanime de la part de ses supérieurs » ?

— Vous savez ce que ça signifie, mademoiselle…

On n’a qu’un dixième de seconde pour prendre la décision, celle qu’imposent les circonstances : laisser éclater sa colère et passer pour une détraquée ou garder son sang-froid en vue de préserver sa dignité. Quoi que l’on fasse, on regrettera son choix : « j’aurais don’ dû leur dire ma façon de penser » ou « j’aurais don’ dû conserver mon calme ». Inutile ; l’un et l’autre, c’est pareil, les dés sont pipés, la honte et les regrets vous poursuivront toute votre vie, tant que vous vous repasserez le film des événements : « J’aurais donc dû… »

Qu’importe ce que vous avez fait, vous auriez dû faire autrement. Faire et malfaire, c’est tout un, sachez-le.

J’ai envie d’éclater de rire – autre option possible.

Au lieu, je sens les larmes gonfler mes paupières et déborder sur mes joues. Je m’effondre, le front sur mes bras croisés, le dos secoué par les sanglots. Mes cheveux se répandent sur la table : je dois ressembler à une méduse convulsive. C’est injuste. Ce n’est pas la perte de cet emploi (quoique…) qui me chavire à ce point, mais l’absurdité de la situation. La Vie, elle, n’a ni mémoire ni remords ; la Vie ne se demande jamais si elle a bien ou mal agi, elle se contente de passer.

Les souvenirs et les conséquences nous appartiennent.

La DRH a contourné la table.

— Voyons, Mademoiselle…

Je sens l’exaspération contenue de celle qui anticipe la portion d’avant-midi que ma crise lui fera perdre. Elle s’appuie sur le bout de trois doigts, sans oser me toucher ou trop s’approcher ; je pourrais l’accuser de je ne sais quoi. Les deux messieurs s’effacent dans la discrétion et l’immobilité. Je me redresse, renifle ; la DRH, finalement secourable, me tend quelques kleenex.

« Voyons, Mademoiselle… »

Jupe grise, talons effilés sonores, chemisier éblouis-sant ; cet uniforme infroissable, cet appareillage lisse com-me une armure avait toujours pour effet de me refroidir.

Je reprends mes esprits. Un zeste de vertige subsiste. Sans doute l’effet de l’altitude : nous sommes au 10e étage. Les larmes m’embrouillent la vue. Je souris piteu-sement en replaçant mes cheveux. La DRH, hésitant à pivoter sur un talon pour enfin regagner sa place, reste plantée à l’angle de la table sur l’extrémité des doigts d’une main comme sur des ergots. Le vernis noir des ongles capte mon attention : le néon du plafond dessine une diagonale sur la courbure de cinq olives luisantes. Je pourrais leur opposer mes dix ongles couleur lime.

À dix contre cinq, je perdrais quand même.

Une gardienne de sécurité m’escorte aux toilettes pour que je me refasse une physionomie ; je la suis tandis qu’elle se dandine par un effort alterné d’une épaule puis de l’autre pour parvenir à soulever ses brodequins. Une crise de larmes vous défigure aussi bien qu’un choc anaphylactique : rougeurs, gonflements et autres méta-morphoses mortifères.

Nous trouvons Anne-Lyse en pleurs devant les lavabos.

Son amoureux l’a laissée pour une autre. Elle vient de l’apprendre par Facebook : la secousse est d’autant plus cruelle. Quelle muflerie ! Anne-Lyse est trop bonne, elle en paye le prix. Ma gardienne patientera : je serre Anne-Lyse dans mes bras. À nous deux, nous aurons versé assez de larmes pour que le ministère conserve le souvenir de cette matinée comme d’un déluge : deux victimes, l’une repêchée et l’autre à la dérive. Je donne mon foulard à ma co-sinistrée. Il ira bien à son teint dès que son visage se décongestionnera. La journée n’aura pas été un désastre intégral pour elle.

Escortée par mon accompagnatrice impassible, je retourne à mon poste de travail récupérer mes effets personnels. Il y en a peu, ils tiendront dans mon sac à dos.

Ma brusque arrivée perturbe la somnambulique errance des grains de poussière auxquels le soleil confère une brève et fugitive réalité. Certaines de ces éphémères poussent le luxe jusqu’à émettre des éclairs blancs ou jaunes. Moi qui croyais que toutes les poussières étaient grises.

Par la baie vitrée de son bureau, je vois M. Lagadoue (ou un sosie homonyme) renversé dans son fauteuil blaguer au téléphone. Le directeur se déride. Les choses vont bien au ministère, dormez en paix, contribuables.

L’ascenseur me ramène au niveau de la pelouse. La gardienne m’abandonne à l’extérieur. Elle se plante devant le portique, bras croisés dans le dos, comme pour m’interdire tout retour sur mes pas.
Non, elle profite simplement du soleil, et pour la première fois, elle se départit de son masque et sourit. Le fond de l’air se réchauffe. Avril fait de son mieux. Je ne ressentirai pas la perte de mon foulard. Les flaques d’eau ont disparu, absorbées par le sol ou éparpillées en molécules dans l’atmosphère par le soleil et le vent.

Une année julienne : Le dépanneur

Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone


ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

La formule « nouvelle extraite » prend tout son sens puisqu’il s’agit d’une nouvelle qui a été retirée du livre avant publication. Elle faisait double emploi avec d’autres textes et sa suppression a permis de mieux équilibrer l’ensemble du recueil. Je la présente maintenant, seule, pour ce qu’elle vaut par elle-même.

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

* * *

Le dépanneur ou souvenir d'adolescence

Note. – JULIANNE, l’une des protagonistes principales du recueil avec JULIEN, est la narratrice de la présente histoire.



Un dépanneur venait de s’ouvrir en face de la fenêtre de ma chambre, au carrefour d’un prolongement récent de la grand-route. Il était déjà difficile de bénéficier d’un peu de nuit noire, à partir de ce moment, ce fut désespéré. Ma chambre, à l’étage, donnait sur la cour, sur les collines de la Gatineau. J’aimais la nuit, j’aimais l’obscurité ; l’éclairage du dépanneur me gâchait les ténèbres. Je pensai aussitôt à des contre-mesures, des représailles, à un attentat de légitime défense.

J’avais dix-sept ans. J’habitais en banlieue avec mes parents, mais attention ; la banlieue indomptée, conquérante, celle qui mord sur la campagne. Notre cour communiquait directement avec les champs, au-delà des piquets espacés d’une symbolique clôture. J’aimais enfoncer d’un rond talon les ronds galets qui surgissaient du sol sablonneux. Paraissait qu’en creusant, on courrait la chance d’exhumer les ossements de phoques ou de bélugas remontant à la dernière glaciation.

Notre maison datait elle-même d’une autre ère. La ville avait rejoint son arrière-ban et l’annexait à sa banlieue.

L’enseigne blanche et rouge du dépanneur, haute d’un étage, luisait d’un éclat infatigable et, pour tout dire, insolent. La devanture demeurait illuminée toute la nuit avec un zèle insomniaque et l’extérieur du bâtiment était l’objet de l’attention de spots soupçonneux destinés à déjouer les entreprises des voleurs, des fois qu’on aurait voulu leur dérober les lignes jaunes peintes sur l’asphalte du parking.

Cette orgie électrique me désolait. Elle créait un dôme de lumière qui abolissait la nuit dans tout le secteur : sa lueur diffuse était perceptible à des kilomètres quand on s’approchait de la ville. Au lieu du gouffre noir qui se creusait autrefois sous ma fenêtre, il y avait cette fontaine aveuglante à laquelle les lampadaires du prolongement de la grand-route venaient prêter leur concours.

On ne peut pas empêcher la ville de s’étendre. Ma réaction au fond tenait de l’égoïsme. Dans mon chez-moi douillet, je profitais des avantages de la ville et je prétendais stopper sa croissance parce que son état actuel, qui est le résultat d’une série d’empiétements pareils à celui que je déplore, convenait à mon petit confort.

J’avais demandé aux propriétaires du dépanneur – un couple – s’ils pouvaient diminuer ou tamiser un peu l’éclat de leur établissement. Après un sursaut de surprise, ils avaient éclaté de rire. Le concept de pollution lumineuse leur était inconnu.

Piquée, je quittai le commerce après les avoir prévenus que, s’il le fallait, je déploguerais tout le quadrilatère et même toute la ville s’il le fallait. Il ne me restait que la solution de l’attentat, la justice serait indulgente, étant donné mon jeune âge.

Le propriétaire me saluait en souriant quand je passais devant son commerce à vélo. Sa femme me boudait.

À moins de déménager, d’amener mes parents avec moi, je ne voyais aucune solution. (J’avais renoncé aux moyens violents.) Les escargots traînent leur maison avec eux ; je pourrais bien traîner mes parents jusqu’à ma majorité. Ensuite, moi majeure, ils seraient libres de s’en aller voler de leurs propres ailes.

L’été, durant les canicules, je campais sur le toit plat de notre garage, aménagé en terrasse. Je bénéficiais du privilège de vivre au-dessus des autres, des voisins, de la rue, du quartier, dominant la ville entière qui, d’un côté, s’étalait jusqu’à l’horizon. Les bons soirs, elle s’abaissait sous la lune. (On croit que la Lune se lève : c’est la terre qui s’abaisse en lui faisant sa révérence.)

Pour ne pas être éblouie par les nouveaux luminaires, je m’étendais sur le dos ; quelques étoiles, au zénith, transperçaient le voile de lumière étendu entre elles et moi.

Une nuit que je couchais sur le toit du garage, toutes les lumières s’éteignirent. Sous mon observatoire, la ville entière était plongée dans l’obscurité. La banlieue dormait. Je flottais, sans repère, au milieu d’un néant opaque et sans borne ; une nuit d’encre, un concentré d’obscurité. Je me suis retrouvée sur le trottoir, échevelée, en robe de nuit. Le néant se tâtait du bout d’un pied prudent et m’habillait d’infini. Mon regard pouvait bien porter jusqu’à la nébuleuse d’Andromède, à plus de 200 millions d’années-lumière, bras tendu, je ne distinguais pas mes ongles.

Il n’y avait aucune circulation dans les rues à ces heures de la nuit, à peine une voiture aux quarts d’heure, un véhicule aveugle à ce qui ne se plaçait pas dans le double faisceau de ses phares. Le parc voisin était désert. Je traversai ses allées sous le bruissement des arbres – j’ai failli dire sous leur ombre.

Le dépanneur baignait dans l’obscurité ; il gagnait en mystère à ne pas se dépenser en exhibition permanente. Même l’éclairage de secours l’avait lâché. Le cliché « les choses dormaient » me parut être l’expression exacte de la vérité.

Grain par grain, la banlieue retournait le ciment de ses trottoirs à la nature. Mes pieds nus appréciaient leur rugosité autant que celle d’un grès précambrien. Comme pour appuyer mes dires, une étoile filante, poussière aussi ancienne que le système solaire, se consuma dans le ciel.

La nuit, les photons émis par des étoiles situées à des centaines ou des milliers d’années-lumière entrent par mes pupilles. Ils meurent sur ma rétine, après un interminable voyage en ligne droite à travers le vide et produisent, au fond de mes yeux, une étincelle tremblotante que je prends pour l’image de leur astre d’origine.

Drôle de destin que celui de ces photons.

L’univers s’effrite au ciel comme sur terre.

Je suis revenue à mon campement sur le garage, transie, sous la protection de froides étoiles. Mon sac de couchage apprécia le retour de ma chaleur.

Quand je me réveillai, il faisait jour. Le courant ne revint qu’en après-midi.

Par la suite, quand je passais à vélo devant le dépanneur, les deux propriétaires me lorgnaient d’un air plein de révérence
.

jeudi 1 juin 2023

Une année julienne : c'est parti !

 

Lauto édition est vraiment la pire des choses, la non publication exceptée.

Mais bref, mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru, dans sa version numérique du moins (pdf).

Le recueil est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien.

Une année julienne suivi de Perséphone ; 158 pages d’un pur délice, surtout les pages blanches intercalaires. La table des matières ne manque pas de charme non plus. Relisez ce billet du 29 mai dernier pour en savoir plus et savourer quelques extraits (lien).

Et puisqu’il est question d’extraits, en voici un nouveau, qui s’ajoute à ceux présentés en mai (vraiment, vous êtes gâtés) :

L’eau est douce, en comparaison. Un atavisme, je voulais bien le croire, me ramenait toujours à elle. La vie est née dans l’eau, nous ne sommes que des poissons attardés trop longtemps sur la terre ferme ; le corps humain renferme dans chacune de ses cellules un petit océan intime, reliquat jalousement préservé de la piscine originelle. Qu’il soit encore possible de se noyer après ça me remplit d’étonnement. (« L’été », dans Une année julienne suivi de Perséphone, p. 48)

Rien ne vous empêche de lire le recueil en entier, suffit de me le demander ou de le télécharger, comme il indiqué plus haut...

Longue vie

 

Le suicidaire procrastinateur a vécu jusqu'à 100 ans.


lundi 29 mai 2023

Une année julienne suivi de Perséphone


Disponible (pdf de 158 pages) directement auprès de l’auteur ou tout aussi directement sinon plus à BANQ.

Une année julienne suivi de Perséphone, nouvelles

Henri Lessard, auteur et éditeur


ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)
Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023


Copyright © Henri Lessard, 2021, 2023
Dépôt / SARTEC no 34490, le 21 mai 2021
CopyrightDepot.com no 00072064-1, 19 mai 2021



 

Une année julienne correspond à une révolution complète de la Terre autour du soleil, 365 jours et un quart, sans les accommodements des années bissextiles. Elle n’a d’utilité que pour les astronomes.

 

JULIANNE et JULIEN. Une jeune étudiante, inattentive et entêtée ; un jeune étudiant, attentif et indécis. (Ou l’inverse ?) Ces protagonistes font connaissance dans la première nouvelle du recueil, « Baignoire rose ».

Les autres nouvelles sont partagées entre Les dits de Julianne et Les dits de Julien. Nous comprenons d’emblée que la Vie, toujours attentive et constamment à son affaire, veillait à ne réserver aucun destin commun à ces deux jeunes gens au-delà de leur année julienne.

Julianne incline à fréquenter les plages hors-saison, même si la vue de la mer lui donne un vertige horizontal (des accès d’agoraphobie). Le travail, selon elle, sert à ne pas s’ennuyer au boulot.

Julien publie des annonces bidon dans un site de rencontre. L’origami et le lipogramme prennent avec lui des dimensions érotiques.

« L’accent circonflexe du verbe flâner m’avait toujours semblé viser quelque inaccessible septième ciel », dixit Julianne. Ou Julien ?

PERSÉPHONE et ses neuf vies regroupe sous son parapluie des nouvelles inspirées de destins variés. Ces textes nous apprennent tout ce qu’il faut savoir sur les lipogrammes, les transports solitaires ou en parallèle.

Note. – Des extraits à l’état préliminaire d’Une année julienne ont paru dans ce blogue à différentes dates. Ils ont été supprimés avec la publication de ce billet qui coïncide avec le dépôt du recueil à BANQ. Dans quelques-unes de ces primeurs, le personnage de Julianne portait le nom de Noëlle, en lien avec Grève des anges dont le recueil devait primitivement être la suite

 

Douze extraits

Un matin, l’étudiante de l’appartement voisin est venue m’emprunter du sucre. Elle est revenue l’après-midi pour une cuillère. Plus tard, en début de soirée, elle m’a demandé si je pouvais lui prêter un cure-dents. J’ai enfin compris et je l’ai invitée à entrer.

*

Au fond, nous étions du même avis. Nous traversons la réalité comme des bulles. Pour certains, c’est du champagne, pour d’autres de la bière ou une boisson gazeuse. Les plus infortunés se contentent d’une eau plate qu’ils traversent en solitaires. Mais qu’importe, nous finissons tous en émettant un imperceptible pop à la surface. (Pour la bière, attention, il y a bousculade au collet.)

*

La route 132 mène à Gaspé. A-t-on idée de prendre ses vacances à la fin du mois d’août ? Claudine tient le volant. L’océan dessine à l’horizon une ligne d’équerre parfaite, plus tendue, plus ténue que la plus fine corde d’un violon. Nul pour percevoir sa vibration secrète, nul pour se rendre compte qu’il s’agit du limbe d’une courbe basculant de l’autre côté jusqu’aux antipodes ? Effrayant !

Côté passager, le continent, et des collines comme le dos d’éléphants endormis qui, en se retournant, nous écraseraient.

*

On n’a qu’un dixième de seconde pour prendre la décision, celle qu’imposent les circonstances : laisser éclater sa colère et passer pour une détraquée ou garder son sang-froid en vue de préserver sa dignité. Quoi que l’on fasse, on regrettera son choix : « j’aurais don’ dû leur dire ma façon de penser » ou « j’aurais don’ dû conserver mon calme ». Inutile ; l’un et l’autre, c’est pareil, les dés sont pipés, la honte et les regrets vous poursuivront toute votre vie, tant que vous vous repasserez le film des événements : « J’aurais donc dû… »

Qu’importe ce que vous avez fait, vous auriez dû faire autrement. Faire et malfaire, c’est tout un, sachez-le.

*

Cétaient des noces dans les meilleures normes, coûteuses, bruyantes et clinquantes. La mariée et les demoiselles d’honneur, en robe bleu clair, froufroutaient jusqu’au décolleté. Véronique, la blonde Véronique, était restée la lumineuse créature de mes souvenirs. Elle s’était un peu arrondie en deux lustres ; je ne lui trouvais que davantage de plénitude et elle y gagnait en aisance. Le marié, guindé dans son smoking, gardait le menton droit comme pour permettre à son nœud papillon de respirer. Il avait le maintien vaguement martial de tous les mariés : je veux dire qu’il semblait aux ordres.

Et, partout, les sourires.

*

Quels périls, en effet ? J’ai toujours l’impression d’être hors destin sur une autoroute : que peut-il m’arriver pendant que je suis en mouvement ? Tous les problèmes nous rattrapent à l’arrêt, lorsque nous nous immobilisons ; les nomades connaissent cette vérité.

*

Il fait toujours morose dans une fenêtre qui donne sur une pièce vide, à croire que ces tristes miroirs translucides ne connaissent que des heures crépusculaires.

*

Élissa est libanaise. Elle perpétue sur son visage le regard intense que les portraits du Fayoum conservent figé dans l’encaustique depuis des siècles. Non pas le regard qui interroge, mais celui qui a compris et ne livre de ses découvertes que la stupeur qu’elles ont engendrée. Mais, ce jour-là, il s’agissait d’autre chose.

*

On ne conserve pas en mémoire les secondes qui précèdent une perte de conscience. Personne ne se souvient non plus, je l’appris ce jour-là, de celles qui précèdent la perte de conscience finale, la mort. Notre autobiographie mémorielle s’arrête donc au mieux un instant avant notre fin biologique. La source du Léthé coule dans notre monde, nous en buvons l’eau de notre vivant et non après le trépas, contrairement à ce que prétendent les philosophes.

*

Il y avait Agathe, Béatrice, Charles et moi.

Et il y avait, tapis sous la nuit sans limites, la forêt brossée par le vent, la plaine posée en biseau, le souffle froid des marécages et, tout près, du moins le pensions-nous, l’un des quatre coins de notre monde bosselé, là où le circuit du voyageur tâtonnant et trébuchant se termine dans le vide.

Mais le monde est un globe. Sur ce point, nous pouvions être rassurés, rien n’empêchait de le parcourir et de s’y perdre à jamais.

Le fait était que nous étions perdus.

*

Non ! ce n’est pas le moment. Mon autobus ne patientera pas sous prétexte que, tête renversée, yeux révulsés, bouche entrouverte, derme tout en frissons, chair tout en spasmes et perlant de l’intérieur d’une autre moiteur que celle de la douche – j’anticipe un peu sur la suite des événements –, je pose dans la glace en sainte Thérèse dépouillée de ses draps.

La beauté est un gaspillage. Toujours présente, et pourquoi ? Pour rien la plupart du temps. Si la nature était conséquente, les femmes ne connaîtraient que les caresses continuelles réclamées par leur beauté perpétuelle. (Je ne cesse pas d’être belle même en dormant, même dans le noir, non ? Gaspillage ! Gaspillage, vous dis-je !) Mais bon, le soleil dispense bien son rayonnement en pure perte dans l’espace.

*

Le plaisir est toujours égoïste…

— Sans devoir être nécessairement solitaire, non ?…

*

Nous avions confié nos frêles personnes au robuste châssis d’un autobus interurbain. Dix heures de route jusqu’à Sudbury où nous devions arriver le lendemain matin. Dix heures d’une course climatisée et indolore sur dix pneumatiques ; tout juste ce qu’il fallait de roulis et de tangage avec le ronron du moteur pour nous savoir en mouvement sur un point de notre trajectoire qui nous propulsait sur le bitume comme sans y toucher. La nuit tombait. Aucun repère dans l’obscurité extérieure ou intérieure, l’espace était aboli et le temps lui-même s’était assoupi.

samedi 20 mai 2023

Talents


Le talent est ce qui manque le moins de nos jours. Aucune ironie ici. Le nombre de gens qui savent jouer d'un instrument, chanter, danser, dessiner, peindre, écrire, etc. est incommensurable.



Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais... (Je ne vous aurais pas dérangés s'il n'y avait pas un « mais ».)

Force est bien de constater qu'avec ce réservoir de talents, nous produisons des Niagara de musiques prévisibles, d'interprétations vocales fortes en décibels que rien ne distingue les unes des autres, des tableaux qui ne retiennent pas l'intérêt, des BD ultra bien dessinées mais dont on se fiche, des textes... - n'en parlons pas, il vous est facile d'en juger par ceux des miens que vous avez sous les yeux.

C'est comme si l'humanité avait des capacités d'exécution hors de proportions avec ses capacités de création réelle. Plus de débouchés que de substance ; trop de moyens, peu de choses à dire. La multiplication des talents aboutit à la production en série de clones, à la diffusion de la banalité, à l'uniformisation des productions et des goûts.

Où est-il le temps où Marc Aurèle se félicitait de n'avoir aucun talent : ça l'aurait trop accaparé, disait-il. Restons ce que nous sommes : de banals auditeurs, spectateurs et lecteurs plutôt qus mauvais créateurs.

Le manque de talent, ultime refuge de la paresse ?


vendredi 17 mars 2023

Les équinoxes, ça m'est égal

Ah, le printemps, quand on ouvre enfin les fenêtres et que la rumeur du dehors entre dans la maison.

Ah, l'automne, quand on ferme enfin les fenêtres et que l'intérieur se recueille dans le silence.

On n'est jamais content, ou alors pas longtemps.

(Ce court texte n'aura peut-être pas le temps de vous déplaire.)

mardi 21 février 2023

Bogues et « boinng »


Mon immeuble à logements dispose de deux escaliers, un à chacune de ses extrémités. J’habite au 8e étage (il y en a 15, moins le 13e, qui n’existe pas). Il y a bien sûr des ascenseurs, mais je m’oblige à prendre les escaliers pour faire un peu d’exercice.

Une rampe court le long des escaliers. Je n’y touche pas. Je ne ressens nul besoin de soutien quand je descends et je préfère monter sans ajouter à mon effort celui de me tirer par un bras. En prime, j’évite ainsi de m’exposer à de multiples possibilités de contaminations. Dieu sait quelles mains souillées ont pu se poser sur la rampe juste avant mon passage.

Quand il m’arrive de m’imaginer en train de descendre ou de monter (parce que je dois sortir ou rentrer chez moi et que je me projette mentalement dans un espace que je devrai parcourir), c’est toujours une version de moi la main sur la rampe qui me vient à l’esprit. Pourquoi ? Mon double mental a peut-être besoin d’un soutien que mon moi physique dédaigne utiliser.

Qu’importe. La chose qui me chipote est que dans mon cinéma intérieur et ses prolongements physiques (il est capable de recréer les sensations corporelles que les images commandent), c’est toujours la bonne vieille rampe en fer forgé de l’immeuble à trois étages de mon enfance et de mon adolescence que je sens sous la main. Une mince rampe en fer forgé noir, aux barreaux torsadés, tout à fait banale. Elle rendait un vibrant boinng quand elle était heurtée. La rampe de mon immeuble actuel est constituée de pièces toutes droites, barreaux et rampe, et l’ensemble est peint en gris de RDA (à ne pas confondre avec le bleu de Prusse). Soyons juste : elle peut elle aussi rendre un intéressant boinng.

Donc, dans mon imagination, quand je me représente tel que je suis aujourd’hui dans le monde réel que j’habite, je tiens une rampe que je n’ai pas l’habitude de tenir et, en plus, ce n’est pas la bonne.

Mystère des bogues mentaux.