PAGE SÈCHE et ENCRE SYMPATHIQUE

Balourd 10, que ne rebute pas l'emploi de l'encre sympathique, n'entretient pas pour autant la phobie de la page blanche. (Une encre sympathique devient invisible en séch

jeudi 29 avril 2021

AUTARCIE ARTISTIQUE

autarcie artistique

Par Henri Lessard

Texte paru dans la revue Liaison, no 178, 2018. Cette version a été la dernière avant la révision finale par la rédaction de la revue. Elle peut différer de la version imprimée.

Ce texte a été inspiré par mon billet du 16 sept. 2016, Concatenatio interrupta à Ottawa.


Certains de mes amis sont peintres figuratifs. Il leur arrive de devoir composer avec l’attitude condescendante d’artistes davantage conceptuels ou plus postmodernes. Peindre la réalité, surtout peindre des paysages, ça ne se fait plus. C’est mal vu, dépassé ; kétaine, pour tout dire. Une exposition, il y a quelques années, s’annonçait ainsi (je traduis librement) : « Vous n’êtes pas fatigués du Groupe des Sept ? »

Je proteste. Cette façon de voir est bornée et dangereuse. Elle ignore que notre sensibilité visuelle a été forgée par la volonté, affirmée pendant des siècles, de reproduire la réalité dans tous ses aspects. Cherchez dans les textes de l’Antiquité une description de paysage, une évocation de la lumière, changeante selon les conditions atmosphériques ou le moment de la journée. Vous n’en trouverez pas. Notre attitude devant la nature nous vient d’une tradition picturale vieille de plusieurs siècles. Elle se poursuit, depuis les Primitifs flamands et leurs glacis lumineux jusqu’à Léonard de Vinci et son sfumato, depuis les impressionnistes et leurs virgules de couleurs pures jusqu’aux fauvistes et leurs aplats violents… La liste n’est pas close.

On ne voit bien que ce que l’on connaît ou reconnaît. Le plaisir que je retire à me trouver à tel endroit, à telle heure et en telle saison tient en partie à la fréquentation des œuvres picturales qui m’a habitué à porter attention aux variations de la lumière, aux jeux de couleurs, aux effets de transparence ou d’estompage dans le spectacle qui m’entoure.

Il existe un jeu d’aller-retour, pas toujours conscient, entre le monde pictural et le monde réel. L’un révèle l’autre. Une amie aquarelliste me disait que son compagnon lui avait un jour demandé pourquoi elle donnait une teinte bleue aux collines à l’horizon ; il n’avait jamais remarqué le bleuissement des choses dans le lointain. Que voient de la réalité les gens de cette espèce qui ne voient pas ? En tout cas, une aquarelle lui avait ouvert les yeux.

Chez certaines personnes, on pourrait parler d’un façonnement intérieur total par les arts. La métamorphose ne se limite pas à celle exercée par la peinture figurative et les paysages. À force de fréquenter les musées, les galeries et les salles d’expositions, de déambuler dans ou sous des installations, à force de frôler des échafaudages de ficelles et de fonte rouillée, de traverser des labyrinthes en plâtre décati ou des Stonehenge de bois verni, j’en suis venu à développer, par intégration des processus de création, une parfaite autonomie artistique.

(Je précise qu’il n’y a pas d’intention ironique dans cette dernière phrase. Ou que l’ironie a été parcimonieusement mesurée et distribuée.) Ajout avril 2021. - Maintenant je peux le dire : l’intention ironique était totale.

Ainsi, l'autre jour, traversant une intersection en diagonale, je tombe sur une sculpture nouvelle, rue Sparks, à Ottawa. Des tores tronqués, ou des demi-collets en pierre grise, au galbe parfait, se succédaient le long de la chaussée dans une procession qui tenait de la migration de masse ou de la reptation décomposée en ses mouvements élémentaires. Le tout était éminemment séduisant et envoûtant. Mon premier réflexe a été de chercher le panneau explicatif afin de me mettre au fait de la signification profonde de l’œuvre. Hélas !, il s'agissait de simples collets de granit destinés à protéger la base de poteaux, en granit aussi, que les ouvriers avaient déposés sur la place publique le temps de travaux de réfection. Ajout avril 2021. La photo de ces collets est disponible dans mon billet du 16 sept. 2016, Concatenatio interrupta à Ottawa.


N'empêche que, ce moment a été pour moi une sorte d'épiphanie.

Je n'ai plus besoin d'œuvres d'art pour me communiquer des impressions artistiques. Je me les crée moi-même à partir de la réalité. J'ai été trop bon élève, je me suis hissé au niveau de mes maîtres. Je peux à présent me débrouiller seul. Inutile désormais de fréquenter les musées ou les galeries. Cette procession de demi-conques, œuvre éphémère s’il en est, je l'ai baptisée Concaténation urbaine. La surface rugueuse d'un poteau d'où émergent têtes de clous et agrafes rouillées devient saint Sébastien transpercé. Un mur de brique qui a vu les années et les crépis passer devient Leprosus non est et ainsi de suite, sans fin. Je n’ai que l’embarras de trouver les titres.

Ça ne me coûte rien, ça embellit mon existence, ça se renouvelle sans effort chaque jour et, surtout, ce n’est pas contagieux, rassurez-vous.

Puisque nous en sommes aux selfies généralisés, que les moyens de production inouïs sont à la portée de tous (texte, photos, vidéo, montage, etc.), pourquoi ne pas aller jusqu’à la conclusion que la logique commande ?

La postmodernité « se caractérise par le fait que l’on ne puisse plus s’attacher à des caractères extérieurs pour dire ce qu’est l’art [1]». Poussons le bouchon un cran plus loin et réclamons l’abolition des caractères extérieurs ou non qui permettent de décider qui est un artiste et qui ne l’est pas. Du même élan, j’affirme que mon musée imaginaire – et le vôtre du même coup – vaut bien tous les musées et toutes les galeries du monde.

Une évolution artistique de plusieurs siècles en est arrivée au point où je peux, en paraphrasant Louis XIV[2], affirmer modestement : « L’Art, c’est moi ! »


[1] Maxence Alcalde, « L’art postmoderne comme idéologie réactionnaire : Un symptôme du rejet intellectuel de l’art contemporain », Marges, revue d’art contemporain, no 3, 2004, p. 97-107.

URL : http://marges.revues.org/779.

[2] Merci au réviseur de m’avoir signalé que le médecin et physiologiste Claude Bernard avait déjà imaginé au XIXe siècle une formule semblable, mais dans un tout autre esprit, il est vrai.

mercredi 28 avril 2021

« VICTIMES DE PARASITES »

 « VICTIMES DE PARASITES »

Par Henri Lessard

Texte paru dans la revue Liaison, no 177, 2017, p. 18-19. 


Prendrez-vous le temps de lire cet article ?

Peut-être pas. Tout va trop vite. Surtout, tout nous éparpille. L’informatique et le tourbillon centripète qu’il génère nous empoignent et réduisent notre « temps de cerveau disponible (1) » à des saccades de tout au plus quelques secondes. Dès que l’une est consumée, le vide survient et, comme le vide effraie, vite, nous répondons à une nouvelle sollicitation. Certains, pour noircir encore le tableau, ajoutent que, penchés sur nos écrans, nous serions devenus les esclaves de nos créations. Si l’homme, comme disait l’autre, était à l’origine un roseau pensant, il serait devenu (la femme aussi) un roseau penché.

Je reprends simplement une rengaine qu’on nous serine tous les jours. Pour être répétée ad nauseam, elle n’en est pas moins fausse. Longtemps, j’ai cru qu’elle était tout à fait vraie. J’imaginais surtout qu’elle était récente, tout comme le mal qu’elle décrit. Or, cet hiver, je suis tombé sur ces lignes des Carnets d’André Major (2) :

« [Le romancier Patrick Modiano déplorait déjà que] sa génération [...] souffre d’une sorte d’infirmité découlant d’un faible pouvoir de concentration, sans laquelle il est impossible de faire une ‘’œuvre globale, une sorte de cathédrale’’, comme l’ont fait Proust ou Durrell. Nous, comme il le suggère, c’est au ‘’fragmentaire’’ que nous sommes voués, victimes de parasites de toutes sortes et d’une accélération du rythme de la vie [...] » (p. 226)

Modiano, je le précise, est né en 1945. Cet auteur a grandi et a commencé à écrire dans le monde d’avant, antérieur à l’informatique et au téléphone portable. Il s’agit donc d’un auteur formé à l’ancienne, qui disposait d’un cerveau plein et entier (tandis que le nôtre est constamment atomisé, réduit à l’état de confettis aspirés par les quatre vents). Pour moi, Modiano fait partie des aînés donneurs de leçons : « Ah ! c’était bien mieux au temps de ma jeunesse... »

Que Modiano se soit posé en victime de sollicitations qui parasitaient son pouvoir de concentration me fait sourire. Moi qui croyais sincèrement que « c’était mieux avant » !

Peut-être pas, finalement.

Le mal dont nous souffrons ne daterait donc pas d’hier. Je commence presque à douter de l’originalité des récriminations de mes contemporains. Lorsque je sacre après mon ordinateur (qui exécute mes commandes au lieu d’obéir à mes intentions), je repense à un texte de Valery Larbaud publié en 1946, mais rédigé avant la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci se désolait des misères qu’entraînait la manipulation d’une machine à écrire :

« Mais elle-même [la dactylographe] peut s’en prendre, non moins justement, à sa machine, dont le maniement la distrait du sens de ce qu’elle copie, et qui est capricieuse, inconfortable, énervante, comme la plupart des instruments inventés pour épargner du temps et qui ont en eux un Démon de la Vitesse qui bâcle et gâche à plaisir le travail qu’on leur confie (3). » (p. 322)

Capricieux, inconfortable, énervant : ça décrit tout à fait mon ordinateur. Le « Démon de la Vitesse » (notez les capitales) empoisonnait déjà l’existence de nos grands-parents et arrière-grands-parents. Mais avouez que vous avez du mal à envisager la cliquetante et hoquetante machine à écrire comme un engin infernal…

Je découvre tout à coup que je radote de vieux couplets qui remontent à plusieurs générations. Or, chacun a ses coquetteries. Il ne me suffit pas de geindre, encore faut-il que mes récriminations soient originales. Mon estime personnelle se remettra-t-elle de cette découverte : je ne suis qu’un rabâcheur ?

Une autre protestation contre l’état du monde vous semblera tout à fait actuelle à l’heure où la vie privée n’a plus le même sens qu’il n’y a pas longtemps. Cette pièce d’anthologie date de… 1910 !

« On n’est plus chez soi maintenant. On le sera de moins en moins. Rayons X qui vous pénètrent. Kodaks qui vous photographient au passage. Phonographes qui pressent vos paroles. Aéroplanes qui vous menaceront d’en haut (4). » (p. 196, entrée du 22 nov. 1910)

Le pauvre auteur de ces lignes serait très malheureux s’il ressuscitait aujourd’hui. Comme motif de consolation, il aurait la satisfaction de pouvoir reprendre presque mot pour mot son réquisitoire. Il lui suffirait de l’amplifier pour l’adapter à l’informatique, ubiquiste et indiscrète au possible. L’inquiétude à la base de son mouvement d’humeur n’est pas nouvelle et elle a précédé l’avènement d’Internet. Nous sommes seulement surpris de la découvrir si ancienne. Notre homme n’avait pas tort de dire que chez soi sera de moins en moins chez soi ; nous sommes bêtes et naïfs de penser être les premiers à le déplorer.

Rien de nouveau sous le soleil, comme disait déjà quelqu’un ? La crainte que les temps aient vraiment changé et que nos plaintes, loin d’arriver à péremption, soient devenues plus pertinentes que jamais, est à considérer.


1. Allusion à la déclaration de Patrick Le Lay, président-directeur général du groupe TF1, remontant à 2004 : « Ce que nous [la télévision] vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Temps_de_cerveau_humain_disponible, consulté le 18 juillet 2017.
2. André Major, L’œil du hibou. Carnets 2001-2003, Montréal, Boréal, 2017, 234 p. (Coll. Papiers collés.)
3. Valery Larbaud, Sous l’invocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1946 (1944), 9e éd., 344 p. (Cet ouvrage sur la traduction littéraire n’a rien de religieux, le titre faisant référence au patron des traducteurs.)
4. Journal de l’abbé Mugnier (1879-1939), Paris, Mercure de France, 648 p. (Coll. Le Temps retrouvé.)

jeudi 22 avril 2021

Ciel d'avril


Printemps frisquet.

Se tenir à l'ombre pour encourager le soleil.


mercredi 21 avril 2021

Perle(s)

 Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone


ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023


Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

* * *

Jeune femme à la perle ou gaspillage



Il y a longtemps que je pensais faire quelque chose à partir de la chanson la Religieuse, de Georges Brassens (lien Youtube). Voilà qui est fait ! Mon texte est cependant plus pervers que celui de Brassens. Les passages en italiques sont empruntés aux paroles de sa chanson.


Après la douche, la pénitence de la vêture, l’épreuve de la pelure qu’il faut endosser si l’on veut aller dans le monde. Pour quelques instants encore, je peux déambuler nue dans mon logement, cheveux tout frais épongés – en tournant sur moi-même, j’asperge de gouttelettes le grand miroir de ma chambre.

D’ultimes perles d’eau s’écoulent des mèches plaquées sur mes délicates clavicules : leur réseau contourne mes seins, les plus téméraires risquant le plongeon dans le vide depuis le bout des mamelons. Je pivote et tourne la tête pour apprécier mes fesses dans la psyché. Beau miroir, qu’as-tu à m’apprendre sur cette partie de moi-même qui me tourne perpétuellement le dos ?

La cambrure des reins, ça, c’est une trouvaille !

(Il a fallu que je souffle son avis à la glace.)

Je me retourne.

Bravo, Seigneur, c’est du joli travail ! J’en rougis. Pourtant, il n’y a personne pour me voir, mais penser qu’il n’y a personne, c’est déjà s’imaginer qu’il pourrait y avoir quelqu’un. Mes tétins jaillissent et j’en rougis encore plus. Pudique que je suis !

J’ai remis au cou la petite perle suspendue à une chaînette en or. Cadeau de…, de qui déjà ? Si quelqu’un me prenait en photo (mais il n’y a personne), il pourrait titrer Nu avec accessoire ou Jeune fille à la perle.

Je m’attarde avec moi-même (en chair et en os) et avec mon reflet (pure lumière). Le bout de mes doigts se promène ici et là ; mes paumes trouvent chaque creux, chaque surface, chaque rondeur taillée à leur mesure. Des pulsations délicieuses sourdent de mon clitoris. Ce petit organe clandestin fait des efforts insensés pour se manifester, tant il a peur qu’on l’oublie.

« Aaaah. »

Non ! ce n’est pas le moment. Mon autobus ne patientera pas sous prétexte que, tête renversée, yeux révulsés, bouche entrouverte, chair toute en spasmes, derme tout en frissons et que, perlant de l’intérieur d’une autre moiteur que celle de la douche – j’anticipe un peu sur la suite des événements –, je pose dans la glace en sainte Thérèse dépouillée de ses draps.

Reprenons notre souffle. N’empêche, bravo, Seigneur, c’est du joli travail !

Maquillage léger, rouge à lèvres discret – entre-temps, mon teint a retrouvé sa carnation normale. Je tête-à-tête avec moi-même ; je laisse à peu de gens le privilège de plonger leurs yeux dans le bleu limpide de mes mirettes comme je le fais en ce moment. Ah, quand les regards se croisent, se prolongent ; les hormones percolent du sexe au cerveau, des neurones prennent feu, les bouches se touchent…

Coups de brosse. Je soulève ma chevelure. On annonce une vague de chaleur, un chignon me débarrassera de leur masse. La courbe de la nuque, jolie trouvaille aussi… Le corps féminin est tout en courbes qui s’arrondissent, s’élancent ou se cambrent.

Il faut pourtant se résoudre à l’habiller, ce mien corps féminin qui use et abuse de sa propriétaire. Un peu de sérieux, lui dis-je !

Parfum. Je n’aurai ici que le loisir d’apprécier la note de tête, le temps file, tant pis pour la note de cœur. Jupe noire à fleurs blanches achetée dans une friperie. Celle qui l’a portée avant moi se mire peut-être nue dans sa glace en ce moment. Ou bien des mains qui ne sont pas les siennes courent sur son corps, des lèvres qui…

Du sérieux, ma fille ! Du sérieux ! Personne ne baise un lundi matin à huit heures moins quart. Surtout quand il faut prendre l’autobus de moins cinq.

La beauté est un gaspillage. Toujours présente, et pourquoi ? Pour rien la plupart du temps. Si la nature était conséquente, les femmes ne connaîtraient que les caresses continuelles réclamées par leur beauté perpétuelle. (Je ne cesse pas d’être belle même en dormant, même dans le noir, non ? Gaspillage ! Gaspillage, vous dis-je !) Mais bon, le soleil dispense lui aussi son rayonnement en pure perte dans l’espace.

Pas de soutien-gorge aujourd’hui. La perle jouera au ping-pong sur mon gilet entre mes seins. Son éclat nacré sera le miroir de mon immense candeur.

Sandales, sacoche, verres fumés – pour zieuter à gauche et à droite, ni vue ni connue.

Dernières retouches inquiètes dans la glace du vestibule.

Une fois descendue de l’ascenseur, je me répète : « Je suis une jeune femme sérieuse, je suis… » tandis que le soleil, comme toujours, disperse son énergie en pure perte dans l’espace.

La nature n’est que gaspillage.

La perle, ça me revient, c’était un cadeau de moi à moi, évidemment.

Coda

Ne jetez pas les perles aux pourceaux.
Je dis ça comme ça..

mardi 20 avril 2021

Perle


Ne jetez pas la perle aux pourceaux.

Je dis ça comme ça.


vendredi 16 avril 2021

Distrayantes images

DISTRAYANTES IMAGES

Par Henri Lessard

Texte paru dans la revue Liaison, no 175, printemps 2017, p. 20-12. 


Depuis toujours, la conscience d’un phénomène me laisse perplexe. Bon ou mauvais roman, prose indigeste ou exquise – pour demeurer sur ce terrain sans aborder celui de la poésie –, mon cinéma intérieur fonctionne avec une égale efficacité. Un texte médiocre génère des images aussi généreusement qu’un excellent. Pire, même avec un texte génial entre les mains, mes images mentales restent imprécises et de qualité à peine passable, s’alimentant à un bric-àbrac d’images et de séquences amassées ici et là au fil des années.

Il est assuré, par exemple, que si j’avais à lire une fiction sérieuse ayant pour cadre la Rome de César, je devrais chasser du décor des légionnaires venus tout droit des albums d’Astérix faire de la figuration bénévole.

Si j’aime lire et relire, ce n’est pas pour le plaisir de faire défiler de belles séquences colorées dans ma tête.

Grozdanovitch (1) décrit les affres d’un lecteur un brin maniaque souffrant d’un mal semblable au mien, mais parvenu à un stade si avancé qu’il n’arrive plus à lire :

« Dès l’instant où un personnage est mentionné et commence à agir, tu ne peux faire autrement que de lui allouer un visage et une allure empruntés à l’arsenal de ta mémoire. [...] Nous fabriquons tout avec du déjà connu. Il y a donc là – au niveau philosophique – une limite de la littérature qui se profile, car nous ne faisons jamais que ressasser de vieux préjugés, de vieilles images, toute une série de cartes postales intimes qui ne font que nous ramener à nous-mêmes et ne nous permettent jamais de sortir du cercle vicieux de notre personnalité individuelle. » (p. 265-266)

Décontenancé, Grozdanovitch réplique, comme vous seriez peut-être tenté de le faire, que « personne ne pense à cela ! »

Réponse qui constitue un aveu du contraire. Je ne suis pas le seul à posséder un cinéaste intérieur équipé d’un kaléidoscope recycleur d’images faisant fi des droits d’auteur : n’importe quel cliché est bon pour ce réarrangeur éhonté. Dans le fond, tout lecteur fait, à toute allure, des découpages à la Prévert (2)…

Gracq faisait déjà remarquer qu’il y a « une mode des visages vivants » et des décors (3) ; ce qu’imagine l’écrivain, affirme-t-il en substance, se défraîchit très vite, et il est heureux que le texte ne le transmette pas. Paradoxe, ce que voit l’auteur n’est pas forcément plus intéressant ou plus juste que ce qu’imaginent ensuite les lecteurs ! Il y a bien le cas d’écrivains particulièrement visionnaires qui sont littéralement les spectateurs des scènes qu’ils transcrivent au fur et à mesure qu’elles se déroulent devant leurs yeux. Mais voir avec acuité ne signifie pas forcément que l’on tire du néant ce qu’on imagine…

Des travaux récents montrent que l’activité cérébrale de personnes qui avaient à décrire un épisode d’une série télévisée qu’ils venaient tout juste d’écouter était étonnamment similaire d’un individu à l’autre. Les similitudes persistaient encore lorsque, le temps ayant passé, leur mémoire avait réécrit et réarrangé leurs récits. C’est à croire que nos cerveaux sont squattés par une sorte de réalisateur universel qui formate tout, à la réception comme à la restitution. « Nos souvenirs ne nous appartiennent pas en propre (4). » Pas tous, en tout cas.

Avec une mécanique narrative aussi prévisible et bien partagée, avec une imagerie mentale forcée d’œuvrer dans la précipitation et l’approximation, comment le miracle du texte se produit-il ? Qu’est-ce que le talent littéraire ? Ça ne semble pas être la capacité – banale et à la portée de n’importe qui – de faire naître des images.

On me dira que je fais partie des lecteurs peu visuels. C’est probable. Qu’à force de travailler dans le milieu de l’édition, j’en suis arrivé à accorder plus d’attention à l’aspect technique du texte qu’à son contenu. C’est incontestable.

Je veux bien admettre que mon point de vue est biaisé et astreint à mes propres limites. Mais si, comme le laissent penser les témoignages cités, le fond de notre mécanique narrative (je n’ose pas dire de notre imagination) est banal ou commun, dans tous les sens de ce mot, il reste à expliquer ce qui fait la différence entre bonne et mauvaise prose.

Dire d’un roman qu’il ferait un bon film est le pire compliment qui se conçoive. Si on peut en aplanir la substance sur un écran sans rien perdre au change, que vaut cette substance ?

Sans doute faudrait-il, à rebours de ce que prescrit le proverbe, lâcher la proie (l’image) pour l’ombre. C’est à se demander en effet si les images que génère un texte ne sont pas un sous-produit négligeable, si elles ne détournent pas notre attention pendant que notre esprit est occupé à (ou par) quelque chose de plus important et de plus profond ; tandis que les jolies images défilent devant nos yeux intérieurs, le ronron du moteur intime qui effectue le vrai travail, moulant la substance extérieure venue du texte pour que nous l’assimilions à la nôtre, passe inaperçu.

Bref, les images nous distraient. C’est là leur utilité et leur limite.


1. Denis Grozdanovitch, La puissance discrète du hasard, Paris, Denoël, 2013, p. 261-277. Coll. Folio, no 5771.
2. Ce qui, déjà, demande un certain talent, avouons-le.
3. Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 9.
4. Andy Coghlan, « Your memories aren’t unique », dans New Scientist, vol. 232 (no 3103), 10 déc. 2016, p. 6.


jeudi 15 avril 2021

Juliette et Béatrice

JULIETTE ET BÉATRICE

Henri Lessard (2020)


Texte paru dans le collectif Raconter l'Est ontarien publié par les Éditions David en janvier 2020. (Réf. à la fin du texte.)


En ce temps-là, les téléphones étaient fixes, les femmes commençaient à avoir la bougeotte. Je ne précise pas davantage, personne n’aime avouer sa caducité. J’avais décroché un emploi temporaire dans une boîte de graphisme, à Rockland. La ville, qui comptait alors moins de quatre mille habitants, se perchait sur un éperon rocheux surgissant du plateau argileux sur la rive droite de l’Outaouais. Les champs, dans certains quartiers, touchaient à l’arrière-cour des propriétés. Par grand vent, à voir vaciller les hautes herbes, j’avais l’impression qu’elles s’apprêtaient à prendre leur élan pour envahir les rues.

À la porte de la ville, près de l’embranchement de la route 17 et de la rue Laurier, fidèle, massive, inamovible, magnifique dans sa robe tachetée de noir et de blanc, une vache Holstein assurait la garde. À vrai dire, elle faisait une bien piètre sentinelle, préférant fouiller l’herbe de son museau ou mâcher longuement sa prise, narines en l’air, plutôt que de surveiller les allées et venues des voitures et des rares piétons. Je me demandais ce qu’elle faisait seule, loin de son troupeau.

Je la baptisai Juliette. Mes excuses aux Juliette de ce monde, ne voyez-là aucune intention malicieuse de ma part. Il lui fallait un prénom affectueux, à ma belle gardienne, et Juliette lui convenait parfaitement.

Nulle ride, nulle vaguelette dans l’eau ombragée de son regard. Les doux yeux de Juliette ne s’appesantissaient sur rien ni personne. Quoi de plus prévisible, de plus inamovible qu’une vache dans son carré d’herbe ? Pourtant, à l’exemple de ses consœurs, elle ne devait pas mener une vie très rigolote. Le quotidien des vaches ne déborde pas de tendresse. Juliette dissimulait-elle son vague à l’âme sous sa mine de placide ruminante ? Depuis combien de temps un bœuf ne lui avait-il pas murmuré des mots tendres à l’oreille ? « Ah, ma belle, tes yeux de biche me rendent fou ! »

Moi-même, nouvellement arrivé en ville, louant une simple chambre chez des particuliers, il m’arrivait de me sentir seul et de remâcher de sombres pensées. Quand, à l’occasion d’une promenade, il m’arrivait de longer la clôture de broche derrière laquelle Juliette se tenait en faction, je ne manquais jamais de lui lancer un meuh ! auquel ne répondait aucun écho. J’en arrivai à me convaincre que mon existence avait moins de réalité pour Juliette que celle des mouches qu’elle repoussait en battant ses flancs de sa queue. Derrière elle, les champs rejoignaient l’horizon. Venant du nord de Gatineau et de ses collines mamelonnées, je trouvais que le plat pays au sud de l’Outaouais ressemblait à une annexe des Prairies de l’Ouest, à croire que le ciel immense avait embouti le relief à force de peser sur la terre.

Je ne tardai pas à trouver un point de chute dans un greasy spoon du centre-ville. J’ai oublié le nom de l’établissement, mais qu’importe. C’est là qu’un soir je rencontrai Béatrice. Elle servait au comptoir. Son horaire était plus compliqué que celui de Juliette, mais son abord était plus avenant. Elle avait des yeux gris-vert — ou vert gris, je ne sais pas — mettons qu’elle avait des yeux vert-de-gris. À l’origine, l’expression se disait « vert de Grèce ». Des yeux « vert de Grèce ». Ça ne décrivait pas leur teinte, mais la formule laissait rêveur, ce qui rendait bien compte de leur effet.

Je pourrais résumer Béatrice par le triangle. De forme triangulaire était son visage ; triangulaires aussi les mèches dorées rebelles et la fossette à chaque coin de la bouche, le nez de fouine (de jolie fouine), le sillon naso-labial, les canines blanches. En deux triangles accolés par la base, c’est-à-dire en losange, les pupilles qui perçaient les iris verts (non, là, j’exagère). Triangulaires aussi, les pointes de tissus soulevées par les seins, petits (et coniques, évidemment : versions adoucies de la pyramide, qui est une sorte de triangle à trois dimensions). Autres choses triangulaires chez Béatrice : la pointe de la langue ; le sacrum ; le pubis, les grains de beauté groupés par trois et d’autres choses encore dont je tire plus de plaisir à l’évocation sous un éloquent « etc. » qu’à la plate énumération.

J’ignore où placer dans ce schéma ses lunettes rondes et ses dix-huit ans (tout ronds, eux aussi).

Elle travaillait afin de mettre de l’argent de côté et quitter Rockland pour Toronto ou Montréal, Vancouver ou Tombouctou. Son esprit aigu (encore le triangle) la destinait à la vie trépidante des métropoles. Tenir dans ses bras une fille dont les pensées, à défaut du corps, sont déjà au loin engendre une qualité de mélancolie particulière. Comme tous les problèmes de couples viennent non pas de la découverte, mais de l’accoutumance, j’avais au moins la certitude que jamais nous ne déchanterions ensemble.

En attendant le jour du départ, Béatrice vivait chez maman, papa, petite sœur et grand frère (plus un chien et deux chats, mais nulle vache). Moi, je l’ai déjà dit, je vivais chez l’habitant. Nous manquions d’intimité. Mais c’était l’été, les champs étaient vastes, l’herbe haute protégeait des UV et des UVB du soleil autant que du regard des indiscrets. Le roulis des épis de foin penchés d’un côté, puis de l’autre par le vent finissait par nous donner l’illusion que nous reposions au creux d’un lit profond conçu exprès pour bercer nos amours.

Un jour, des pulsations ébranlèrent le sol. Le battement de nos cœurs, délicieusement synchronisés ? Non, c’était Juliette, accourant des quatre fers. Juliette, galoper ? Elle s’arrêta pile au sommet de la butte à l’ombre de laquelle nous étions étendus, Béatrice et moi. Elle beugla quelque chose à notre adresse, un meuh ! alarmé, puis un autre. Béatrice referma deux ou trois boutonnières, soupçonnant quelques mésaventures à venir.

Puis, les secousses reprirent, plus puissantes et plus rapides. Étirant le cou, Juliette émit un long beuglement.

Sans perdre de temps à élucider davantage la situation, je pris Béatrice par la main. Jamais le champ ne m’avait paru aussi étendu et aussi accidenté ; la plaine dissimulait ses creux et ses bosses sous le couvert végétal. Le bœuf, le taureau, que je n’avais jamais encore vu, nous chargeait, furieux. Ses sabots frappaient le sol juste dans notre dos quand Béatrice et moi avons escaladé et enjambé la clôture, puis traversé la route à toute allure.

Le bœuf s’immobilisa à l’endroit où nous avions franchi la clôture, souffla dans ses naseaux. Ah, l’œil furibond et le front buté d’un bœuf ! Juliette, simple silhouette au loin, broutait.

Le surlendemain, Béatrice partait pour Vancouver. Aucun lien avec l’incident, elle avait son billet en poche depuis deux semaines.

J’étais à nouveau seul.

Je retrouvai Juliette fidèle à son poste. Les vaches ne sont pas migratoires. Aucune velléité de bougeotte ne les travaille. Leur horizon se limite à leur champ. Je ne revis jamais le bœuf. Béatrice m’adressa une carte postale de la Colombie-Britannique, puis ce fut tout. Cœur qui roule n’amasse pas mousse.

Je me suis toujours demandé si la charge du bœuf provenait de ce qu’il se considérait l’unique mâle en droit de copuler dans son champ ou s’il avait été alerté par Juliette qui n’avait pas toléré me voir la négliger pour une femelle de mon espèce. Jamais je ne lui aurais soupçonné une telle faiblesse. Juliette, jalouse ?

La vie est bien mystérieuse, et les bêtes, tout autant que les humains.


Né à Gatineau (secteur Hull), au Québec, Henri Lessard a travaillé à Rockland dans une boîte de graphisme et illustré des publications pour le Centre franco (CFORP) à Ottawa. Il a par la suite travaillé dans le milieu de l’édition franco-ontarienne comme réviseur et graphiste. Il est l’auteur du recueil de nouvelles Grève des anges, paru en 2019 aux Éditions L’Interligne.

http://editionsdavid.com/products-page/raconter-l-est-ontarien/

Raconter l'Est ontarien
Hors collection
328 pages
Parution : 31 janvier 2020
ISBN (Papier) : 978-2-89597-721-6
ISBN (ePub) : 9782895977490
ISBN (PDF) : 9782895977483


samedi 10 avril 2021

Vérité, mensonges, parenthèses et paravents


Je suis incapable de rédiger un énoncé sans qu'il ne se métamorphose et s'entortille de mille façons pendant que je le couche sur papier. De peine et de misère, j'ai réussi à réduire à deux versions la prolifération des nœuds de propositions où je m'empêtrais. À regret, je constate que je n'ai pas pu me passer de parenthèses (tronçons du charabia initial apportant une précision indispensable) :

Version 1
Puisque les mensonges viennent toujours d'une intention sincère (celle de cacher la vérité, of course), ne pourrait-on pas dire qu'ils en sont les révélateurs ? Ou ceux de la sincérité, ce qui n'est pas la même chose. (Mais on confond souvent.)

Version 2
Un mensonge vient toujours d’une intention sincère. Les mensonges sont les paravents de la vérité. Ce qui nous indique où aller la chercher. (Le mieux est de tacitement l'ignorer.)