PAGE SÈCHE et ENCRE SYMPATHIQUE

Balourd 10, que ne rebute pas l'emploi de l'encre sympathique, n'entretient pas pour autant la phobie de la page blanche. (Une encre sympathique devient invisible en séch

mardi 17 octobre 2017

Dimanche en samedi (et quelques parenthèses)


Billet publié aussi dans le blogue Géo-Outaouais.

Gargouille, bureau de la Gilmour Lumber Co. (1892), parc Jacques-Cartier, Gatineau (Québec). Photo samedi 17 oct. 2015 : la lumière est pourtant très dominicale.


Les dimanches en fin d'après-midi, quand j'étais enfant. Tout était fermé, et l'on s'ennuyait ferme. Il prévalait durant ces heures le sentiment d'une vacuité plane (ne me demandez pas ce qu'est au juste une «vacuité plane»), la certitude que l'instant s'était étalé jusqu'à l'infini ou que les minutes s'étaient figées dans une immobilité totale (infini et immobilité sont la même chose, encore une fois, ne me demandez pas de vous expliquer).

Et il y avait une lumière particulière, la lumière des dimanches (rien de religieux ou de mystique dans cette observation). Elle n'appartenait pas en propre à cette journée, mais se remarquait mieux en ces heures désœuvrées. Une lumière volontiers froide, et blanche. Il m'arrive de dire, le samedi ou en semaine, «tiens, la lumière est dominicale aujourd'hui».

Le plus curieux est que je m'ennuie de ces moments d'ennui. Je les regrette. En tout cas, je ne les ai pas oubliés. Pour recréer ces heures hors des heures, pas besoin d'attendre le dimanche. Le samedi, on l'a vu, peut s'avérer, lui aussi, très dominical. Il suffit de sortir, de faire un pas devant l'autre, bref, de marcher. (Pas plus compliqué que ça.)

mercredi 4 octobre 2017

Pourquoi écrire ?


Pour devenir ou rester pauvre. Pour lancer des cailloux dans la mare déjà agitée du monde. Pour ne pas avoir à lire la production d'autrui. Pour passer inaperçu à la rentrée. Pour favoriser la façon la plus sophistiquée qui soit de faire un selfie. Pour alléger le poids de la réalité sur vos épaules. Pour vous convaincre qu’elle n'existe pas. Pour la réinventer. Ou pour vous l'expliquer à vous-même.

Pour s’exprimer au nom de son âge, son sexe, sa nationalité, etc.

Pour s’exprimer sans être limité par son âge, son sexe, sa nationalité, etc.

Pour s'exprimer.

(J'ouvre une parenthèse. Écrire pour s'exprimer est bien la raison la plus inepte qui soit à invoquer. Ou alors, ce n’est un prétexte. Quoi que vous fassiez, vous ne pouvez manquer de vous exprimer. Vos paroles, vos silences, vos gestes et vos attitudes sont à vous et portent votre marque. Il est impossible de faire autrement, sauf à être une machine. S'exprimer devrait être le dernier souci de quelqu'un qui crée. Le premier devrait être celui de créer, justement, ce qui est plus compliqué que de s’exprimer – exploit qui reste à la portée de n’importe qui. De toute façon, il y a toujours assez de prétextes pour justifier l’acte de création.)

Pour le sentiment d’urgence qui vous anime et vous pousse en avant. Pour que votre colère serve à quelque chose ou quelqu’un. Pour être original, tout comme des millions de gens. Pour être original (bis) comme un tel, votre idole.

Pour l'aura de mystère qui entoure l'acte d'écrire. Pour passer vos journées au café (Ciel, je suis démasqué !). Pour donner un air songé à vos silences. Pour entrer dans le dictionnaire. Pour faire honte à votre entourage. Pour bénéficier des touches Supprimer et Retour arrière du clavier - sans compter la corbeille de l'ordinateur - qui manquent cruellement dans le monde réel. Pour l’aspect sexy attaché au métier d’écrivain (désolé, vous vous trompez d’époque). Pour écouler votre collection de plumes d’oies.

Pour ajouter votre voix au concert. Pour enterrer la cacophonie ambiante. Pour ne pas avoir à parler. Pour passer à Tout le monde en parle. Pour toucher de plus près la souffrance, la vôtre, celle d’autrui. Parce que même un mauvais brouillon est réutilisable, contrairement à nos autres ratages. Pour faire passer un message. Pour dénoncer, témoigner, changer le monde – lequel est dans l'état où l'ont mis ceux qui précisément ont écrit avant vous pour dénoncer, témoigner, changer le monde. Pour échapper à The Game of Thrones qui vous semble aussi lourde et risible dans sa version écrite que télévisée. Par timidité sociale. Par manque de pudeur. Par exhibitionnisme. Pour inventer des dialogues brillants (que vous ne réussissez jamais à placer dans les cocktails).

Pour obliger vos amis à vous lire, ce qui montre bien la part de perversion qui entre dans toute relation humaine.

Pour épuiser quelques-unes des possibilités de la Bibliothèque de Babel (cf. Borges). Pour obtenir une image compréhensible de la vie. Pour rédiger de spirituelles dédicaces. Par vocation. Par ambition. Par manque d'ambition. Pour la satisfaction de l'ouvrage accompli. Pour vingt fois sur le métier, etc. Parce que vous êtes un être torturé et que ça n’améliore pas la situation.

Parce que l’insupportable légèreté de toute chose mérite bien qu’on lui consacre une brique explicative.

Pour étaler vos phantasmes à pleines pages. Parce que le scritch, scritch, scritch de la plume sur le papier est un mantra qui vous permet de saisir la vie qui passe – sans faire de bruit.

Pour mettre des mots en italique ici et là.

Parce que c’est moins cher qu’une psychanalyse. Pour honorer votre signature et respecter vos engagements. Pour remettre votre manuscrit à temps. Pour filer la métaphore. Pour employer le mot juste. Pour employer des mots simples. Pour employer le mot palimpseste. Pour faire la guerre aux clichés. Pour distribuer les exemplaires d’auteurs en cadeaux (voir ce qui est écrit plus haut sur les dédicaces).

Pour gagner des prix littéraires. Pour être adapté à la télévision ou au cinéma (Hollywood, c’est quand même plus payant). Pour refuser les prix littéraires. Pour rédiger des demandes de bourses ou de subventions. Pour recevoir les lettres de refus/d’acceptation. Pour voir son livre dans les rayons de sa bibliothèque municipale. Pour voir son livre en librairie. Pour le plaisir de commander son propre livre au libraire.

Pour donner une suite au premier tome qui s’est bien vendu. Pour vous venger de … (longue liste omise par discrétion). Pour rendre hommage. Pour ne pas oublier. Pour qu’on se souvienne. Pour qu’on sache. Pour que l’on consacre des thèses à votre œuvre. Pour avoir une chambre à soi. Pour les mauvais livres qu’il vous est arrivé de lire (faire mieux sera facile). Pour la postérité (Facebook serait plus indiqué).

En effet, pourquoi écrire ?

Parce que les choses sont mieux dites dans les livres.

Parce que les choses n’existent et ne prennent sens qu’une fois transformées en littérature.

Parce que « le monde est fait pour aboutir à un beau livre ». (Mallarmé)

Et que ce livre est toujours à réécrire et à relire.