PAGE SÈCHE et ENCRE SYMPATHIQUE

Balourd 10, que ne rebute pas l'emploi de l'encre sympathique, n'entretient pas pour autant la phobie de la page blanche. (Une encre sympathique devient invisible en séch

mardi 25 juillet 2023

Dit-elle ou Ne te penche pas, Laura


Les Dits de ma voisine : l'art de montrer ses seins ou È pericoloso sporgersi (1)


 Ne te penche pas, Laura.

Il y a le moulant, le bâillant et, utilisable seul ou combiné, le transparent.

Laura, elle, préfère le bâillant. D’où mes mises en garde répétées ; chaque fois qu’elle se penche, son vêtement bée et laisse entrevoir, tapi dans une ombre colorée de bleu, de vert ou de rouge selon le tissu, un sein pointant le museau comme pour humer l’air du dehors et qui semble hésiter à sauter l’encolure avant d’apparaître au grand jour. Elle ignore mes remontrances et se contente de hausser les épaules avant de considérer la partie de mon visage située six pouces sous mon menton.

— Tu te scandalises du téton dans la camisole de ta voisine et tu ignores celui que tu mets dans l’œil du monde entier, dit-elle.

Il est vrai que j’incline – verbe périlleux – pour le moulant. Laura me toise, mains aux hanches. Comme pour me narguer, sa poitrine tressaute ; la pointe des mamelons achève de s’agiter de droite à gauche sous le tissu : à leur manière, elles me semoncent comme une enfant prise en faute.

Dans le monde tâtonnant et trébuchant qui est le nôtre, pourrions-nous renoncer à ces hémisphères sensibles ? Les seins, vous ne l’ignorez sans doute pas, réagissent à l’atmosphère tant extérieure qu’intérieure, leur capacité de perception et de réaction en font des conseillers infaillibles. Précédées de ces deux figures de proue, nous pouvons aller de l’avant en toute confiance, sinon avec insouciance.

À défaut d'en avoir une généreuse, nous sommes généreuses de la poitrine que nous avons. 

Fesses

Mes fesses, dans leur grande innocence, offrent leurs douces rondeurs jumelles à l’appréciation d’un seul hémisphère à la fois, celui qui se trouve dans mon dos.

Je dis bien leur innocence, leur candeur. Les seins savent toujours. Rien de ce qui se passe en face ne leur échappe. Ils affrontent l’adversité. Les fesses, c’est différent. Elles ont un peu l’air de fuir. Aveugles, privées du secours des yeux, elles ne peuvent savoir qui les observe, et même si on les observe. Cécité qui les place dans une constante incertitude, un manque d’assiette ou d’assise tout à fait déstabilisant.

Est-ce que je sais si quelqu’un dévisage mon postérieur en ce moment ? Est-ce que quelqu’un profite de ce que je tourne, non pas le dos (of course), mais ma figure à mes propres fesses pour les lorgner à loisir ?

Mes fesses, que faire d’autre que de les traîner partout avec moi ? « Elle fait exprès d’attirer l’attention sur ses fesses » dira un petit malin.

Peut-être que les fesses n’existent que pour le strict bénéfice d’autrui, et non pour la tranquillité de leur propriétaire…

*

Quand je croise les mains derrière mon dos, elles reposent chacune sur les rondeurs de mes fesses, ce qui me permet d’apprécier ce que les autres apprécient en elles. Quand je croise les bras sous ma poitrine, ils se trouvent à soupeser et soutenir mes seins dont le poids et la fermeté me plaisent, à moi ainsi qu’à d’autres.

Ce sont de petites expériences quotidiennes qui adoucissent la vie. J’ai toujours quelque chose sous la main ou sur les bras pour m’occuper et me rassurer.

Et quand, d’aventure, je porte mes mains à mon crâne, force m’est de constater que j’ai la tête dure (2).

Réponse à ma voisine

Nous vivons à l’époque – triste époque – de la femme à coutures. Je fais allusion à cette cuirasse composée d’étroits fuseaux raboutés par un réseau de coutures en relief ayant la délicatesse de raccords de soudure : le jean.

Pour mieux galber les formes féminines, paraît-il. À croire que lesdites formes sont sillonnées d’un réseau de scarifications longitudinales.

Les doubles rondeurs des fesses féminines s’effacent sous la multiplication croisée de nervures hypertrophiées – auxquelles s’ajoutent les coutures des pièces rapportées que sont les poches – au point de présenter le faciès – si l’on ose dire – d’un caparaçon de tôles rivetées.

Il ne manque même pas les têtes de clou pour parfaire l’illusion.
L’œil qui cherche une surface à caresser de la main, déçu dans ses espérances, se déporte vers l’horizon, tout chargé d’un regard triste et lointain. (Note. – Revoir cette phrase.)

Triste, triste époque.


1. È pericoloso sporgersi : « Il est dangereux de se pencher. » Avis apposé sur les fenêtres des trains en Italie.
2. La partie du texte débutant par « Quand je croise les mains… » est extraite de : Henri Lessard, Grève des anges, nouvelles, Ottawa, Les Éditions L’interligne, 2019, 104 p., coll. « Vertiges ».


lundi 24 juillet 2023

Tempus fugit


Plus je vieillis, plus le temps passe vite et plus la procrastination devient harassante.

samedi 22 juillet 2023

Une année julienne : Blâme unanime

Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone

ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

* * *

Blâme unanime ou les joies du travail

Note. – JULIANNE, l’une des protagonistes principales du recueil avec JULIEN, est la narratrice de la présente histoire.


Qu’importe ce que vous avez fait, vous auriez dû faire autrement. Faire et malfaire, c’est tout un, sachez-le. 
Julianne

Une partie du revêtement vitré des douze étages avait chu au sol. Ou, plus banalement, des flaques d’eau renvoyaient le bleu du ciel vers le zénith. Il avait plu et tout se liquéfiait. Tout : le monde, le travail, et moi au premier chef. La pelouse suintait près du trottoir ; des remuements de boue, comme une macération, se révélaient entre les lanières du gazon.

Tandis que j’étais dans l’autobus, le directeur du service, M. Legagneur, m’avait courriellé pour m’enjoindre de me présenter à son bureau dès mon arrivée.

Dans l’ascenseur, Anne-Lyse, du service de la comptabilité, me félicite à propos de ma bonne mine. Ou de mon foulard de soie verte, je ne sais plus. Anne-Lyse a toujours en réserve une parole gentille pour tout le monde, même pour la petite nouvelle que je suis. Je lui demande : « L’ascenseur nous arrache-t-il du sol ou bien nous propulse-t-il vers notre étage ? » Le miroir de la paroi latérale me renvoie son reflet, bouche ouverte, interrogeant le vide.

— M. Lagrange (j’ai peut-être mal entendu) est en réunion, m’apprend l’adjointe administrative, on te fera savoir quand te présenter.

Je retourne à mon poste de travail avec ma bonne mine, mon foulard neuf et mes appréhensions. Le courriel de M. Legonfalon (je n’ai pas la mémoire des noms) ne contenait aucun mot inutile : le strict nécessaire. On est rarement loquace avec une accusée.

Encore moins avec une condamnée.

Mon travail consiste à rédiger de courtes et justes réponses aux questions et réclamations des contribuables. Un répertoire de phrases types est à ma disposition ; il arrive qu’un soupçon de créativité et de doigté soit indispensable. Surtout le doigté : c’est le ministère en personne qui s’exprime par mon clavier, on me l’a assez répété durant ma formation. Rien de passionnant comme boulot, mais il faut justifier son existence sur terre, et il suffit de peu pour être en règle avec la société. Une grande part de mon sens de l’initiative est dévolue au choix du vernis à ongles qui égaye d’une teinte chaque fois imprévue la danse de mes phalangettes sur les touches. Aujourd’hui, j’inaugure une couleur bonbon qui fait grimacer.

Vert fluo, pour tout vous dire.

Des poussières s’ébattent dans un rayon de lumière. C’est le changement de saison ; le soleil n’avait jamais visité la fenêtre de mon cubicule jusqu’à cette matinée. Elles dérivent avec mollesse tandis que d’invisibles remous modifient leur trajectoire ; elles se croisent, sans destina-tion ou finalité commune, apparaissant et disparaissant selon la prise que leurs pirouettes offrent à la lumière. Je me garde bien de les déranger par des mouvements trop brusques.

Le travail sert à ne pas s’ennuyer au boulot. Ou l’inverse. Étrange activité. On ignore par quel bout il faut la prendre.

Je tape mon mot de passe : « Accès refusé ». Après trois vaines tentatives, je comprends qu’il ne sert à rien de m’obstiner.

On m’appelle sur mon portable.

M. Lagardère (sic) me reçoit finalement, non pas en tête-à-tête dans son bureau, mais dans une salle de réunion, en présence de la directrice des ressources humaines – la DRH – et d’un autre personnage sans visage – enfin, sans visage connu. La myopie est endé-mique à cet étage ; M. Legodillot (?) ne me reconnaît jamais ou, du moins, ne me replace toujours qu’avec peine, après un effort du front et des sourcils.

Il consulte le dossier ouvert sur la table :

— Mademoiselle Petit-Lejeune, Julie-Anne Petit-Lejeune, dite Julianne…

Je n’ai pas l’habitude d’entendre établir mon identité sur un mode si minutieux. J’opine : oui, c’est bien moi.

Un citoyen qui n’arrivait pas à remplir un formulaire dans le site Internet du ministère a porté plainte contre moi. M. Lagalicie ou Legalois, bref le directeur, me montre, encerclé en rouge, le passage incriminant de la réponse que j’avais rédigée au contribuable troublé :

… c’est enfantin, il suffit de…

L’homme s’était senti « diminué, rabaissé au niveau d’un enfant à qui il faut tout expliquer ».

Le trio me regarde en silence. À moi de me disculper ou de m’enfoncer.

Le libellé de ma réponse ne recelait aucune malice. Le personnage, l’homme, bref le contribuable, semblait avoir du mal avec l’informatique et il lui fallait un peu d’encouragement. Du moins, j’avais rédigé mes instructions sur la base de ce raisonnement.

Le cerveau est un organe inutile, je le déplore chaque jour. Que comprend-il de la réalité, ce circonvolu enfermé dans sa boîte crânienne, replié telle une paire de chaus-settes roulées au fond d’une bottine ?

À la fin, M. Larigaudie (en attendant que le vrai nom me revienne) s’éclaircit la gorge. C’est la troisième plainte de ce genre à mon dossier en autant de mois au ministère.

Trois plaintes plus le blâme muet imprimé sur la figure de mes juges et jurés. Peut-on inscrire au dossier d’une employée qu’elle s’est attiré un « blâme muet et unanime de la part de ses supérieurs » ?

— Vous savez ce que ça signifie, mademoiselle…

On n’a qu’un dixième de seconde pour prendre la décision, celle qu’imposent les circonstances : laisser éclater sa colère et passer pour une détraquée ou garder son sang-froid en vue de préserver sa dignité. Quoi que l’on fasse, on regrettera son choix : « j’aurais don’ dû leur dire ma façon de penser » ou « j’aurais don’ dû conserver mon calme ». Inutile ; l’un et l’autre, c’est pareil, les dés sont pipés, la honte et les regrets vous poursuivront toute votre vie, tant que vous vous repasserez le film des événements : « J’aurais donc dû… »

Qu’importe ce que vous avez fait, vous auriez dû faire autrement. Faire et malfaire, c’est tout un, sachez-le.

J’ai envie d’éclater de rire – autre option possible.

Au lieu, je sens les larmes gonfler mes paupières et déborder sur mes joues. Je m’effondre, le front sur mes bras croisés, le dos secoué par les sanglots. Mes cheveux se répandent sur la table : je dois ressembler à une méduse convulsive. C’est injuste. Ce n’est pas la perte de cet emploi (quoique…) qui me chavire à ce point, mais l’absurdité de la situation. La Vie, elle, n’a ni mémoire ni remords ; la Vie ne se demande jamais si elle a bien ou mal agi, elle se contente de passer.

Les souvenirs et les conséquences nous appartiennent.

La DRH a contourné la table.

— Voyons, Mademoiselle…

Je sens l’exaspération contenue de celle qui anticipe la portion d’avant-midi que ma crise lui fera perdre. Elle s’appuie sur le bout de trois doigts, sans oser me toucher ou trop s’approcher ; je pourrais l’accuser de je ne sais quoi. Les deux messieurs s’effacent dans la discrétion et l’immobilité. Je me redresse, renifle ; la DRH, finalement secourable, me tend quelques kleenex.

« Voyons, Mademoiselle… »

Jupe grise, talons effilés sonores, chemisier éblouis-sant ; cet uniforme infroissable, cet appareillage lisse com-me une armure avait toujours pour effet de me refroidir.

Je reprends mes esprits. Un zeste de vertige subsiste. Sans doute l’effet de l’altitude : nous sommes au 10e étage. Les larmes m’embrouillent la vue. Je souris piteu-sement en replaçant mes cheveux. La DRH, hésitant à pivoter sur un talon pour enfin regagner sa place, reste plantée à l’angle de la table sur l’extrémité des doigts d’une main comme sur des ergots. Le vernis noir des ongles capte mon attention : le néon du plafond dessine une diagonale sur la courbure de cinq olives luisantes. Je pourrais leur opposer mes dix ongles couleur lime.

À dix contre cinq, je perdrais quand même.

Une gardienne de sécurité m’escorte aux toilettes pour que je me refasse une physionomie ; je la suis tandis qu’elle se dandine par un effort alterné d’une épaule puis de l’autre pour parvenir à soulever ses brodequins. Une crise de larmes vous défigure aussi bien qu’un choc anaphylactique : rougeurs, gonflements et autres méta-morphoses mortifères.

Nous trouvons Anne-Lyse en pleurs devant les lavabos.

Son amoureux l’a laissée pour une autre. Elle vient de l’apprendre par Facebook : la secousse est d’autant plus cruelle. Quelle muflerie ! Anne-Lyse est trop bonne, elle en paye le prix. Ma gardienne patientera : je serre Anne-Lyse dans mes bras. À nous deux, nous aurons versé assez de larmes pour que le ministère conserve le souvenir de cette matinée comme d’un déluge : deux victimes, l’une repêchée et l’autre à la dérive. Je donne mon foulard à ma co-sinistrée. Il ira bien à son teint dès que son visage se décongestionnera. La journée n’aura pas été un désastre intégral pour elle.

Escortée par mon accompagnatrice impassible, je retourne à mon poste de travail récupérer mes effets personnels. Il y en a peu, ils tiendront dans mon sac à dos.

Ma brusque arrivée perturbe la somnambulique errance des grains de poussière auxquels le soleil confère une brève et fugitive réalité. Certaines de ces éphémères poussent le luxe jusqu’à émettre des éclairs blancs ou jaunes. Moi qui croyais que toutes les poussières étaient grises.

Par la baie vitrée de son bureau, je vois M. Lagadoue (ou un sosie homonyme) renversé dans son fauteuil blaguer au téléphone. Le directeur se déride. Les choses vont bien au ministère, dormez en paix, contribuables.

L’ascenseur me ramène au niveau de la pelouse. La gardienne m’abandonne à l’extérieur. Elle se plante devant le portique, bras croisés dans le dos, comme pour m’interdire tout retour sur mes pas.
Non, elle profite simplement du soleil, et pour la première fois, elle se départit de son masque et sourit. Le fond de l’air se réchauffe. Avril fait de son mieux. Je ne ressentirai pas la perte de mon foulard. Les flaques d’eau ont disparu, absorbées par le sol ou éparpillées en molécules dans l’atmosphère par le soleil et le vent.

Une année julienne : Le dépanneur

Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone


ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

La formule « nouvelle extraite » prend tout son sens puisqu’il s’agit d’une nouvelle qui a été retirée du livre avant publication. Elle faisait double emploi avec d’autres textes et sa suppression a permis de mieux équilibrer l’ensemble du recueil. Je la présente maintenant, seule, pour ce qu’elle vaut par elle-même.

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

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Le dépanneur ou souvenir d'adolescence

Note. – JULIANNE, l’une des protagonistes principales du recueil avec JULIEN, est la narratrice de la présente histoire.



Un dépanneur venait de s’ouvrir en face de la fenêtre de ma chambre, au carrefour d’un prolongement récent de la grand-route. Il était déjà difficile de bénéficier d’un peu de nuit noire, à partir de ce moment, ce fut désespéré. Ma chambre, à l’étage, donnait sur la cour, sur les collines de la Gatineau. J’aimais la nuit, j’aimais l’obscurité ; l’éclairage du dépanneur me gâchait les ténèbres. Je pensai aussitôt à des contre-mesures, des représailles, à un attentat de légitime défense.

J’avais dix-sept ans. J’habitais en banlieue avec mes parents, mais attention ; la banlieue indomptée, conquérante, celle qui mord sur la campagne. Notre cour communiquait directement avec les champs, au-delà des piquets espacés d’une symbolique clôture. J’aimais enfoncer d’un rond talon les ronds galets qui surgissaient du sol sablonneux. Paraissait qu’en creusant, on courrait la chance d’exhumer les ossements de phoques ou de bélugas remontant à la dernière glaciation.

Notre maison datait elle-même d’une autre ère. La ville avait rejoint son arrière-ban et l’annexait à sa banlieue.

L’enseigne blanche et rouge du dépanneur, haute d’un étage, luisait d’un éclat infatigable et, pour tout dire, insolent. La devanture demeurait illuminée toute la nuit avec un zèle insomniaque et l’extérieur du bâtiment était l’objet de l’attention de spots soupçonneux destinés à déjouer les entreprises des voleurs, des fois qu’on aurait voulu leur dérober les lignes jaunes peintes sur l’asphalte du parking.

Cette orgie électrique me désolait. Elle créait un dôme de lumière qui abolissait la nuit dans tout le secteur : sa lueur diffuse était perceptible à des kilomètres quand on s’approchait de la ville. Au lieu du gouffre noir qui se creusait autrefois sous ma fenêtre, il y avait cette fontaine aveuglante à laquelle les lampadaires du prolongement de la grand-route venaient prêter leur concours.

On ne peut pas empêcher la ville de s’étendre. Ma réaction au fond tenait de l’égoïsme. Dans mon chez-moi douillet, je profitais des avantages de la ville et je prétendais stopper sa croissance parce que son état actuel, qui est le résultat d’une série d’empiétements pareils à celui que je déplore, convenait à mon petit confort.

J’avais demandé aux propriétaires du dépanneur – un couple – s’ils pouvaient diminuer ou tamiser un peu l’éclat de leur établissement. Après un sursaut de surprise, ils avaient éclaté de rire. Le concept de pollution lumineuse leur était inconnu.

Piquée, je quittai le commerce après les avoir prévenus que, s’il le fallait, je déploguerais tout le quadrilatère et même toute la ville s’il le fallait. Il ne me restait que la solution de l’attentat, la justice serait indulgente, étant donné mon jeune âge.

Le propriétaire me saluait en souriant quand je passais devant son commerce à vélo. Sa femme me boudait.

À moins de déménager, d’amener mes parents avec moi, je ne voyais aucune solution. (J’avais renoncé aux moyens violents.) Les escargots traînent leur maison avec eux ; je pourrais bien traîner mes parents jusqu’à ma majorité. Ensuite, moi majeure, ils seraient libres de s’en aller voler de leurs propres ailes.

L’été, durant les canicules, je campais sur le toit plat de notre garage, aménagé en terrasse. Je bénéficiais du privilège de vivre au-dessus des autres, des voisins, de la rue, du quartier, dominant la ville entière qui, d’un côté, s’étalait jusqu’à l’horizon. Les bons soirs, elle s’abaissait sous la lune. (On croit que la Lune se lève : c’est la terre qui s’abaisse en lui faisant sa révérence.)

Pour ne pas être éblouie par les nouveaux luminaires, je m’étendais sur le dos ; quelques étoiles, au zénith, transperçaient le voile de lumière étendu entre elles et moi.

Une nuit que je couchais sur le toit du garage, toutes les lumières s’éteignirent. Sous mon observatoire, la ville entière était plongée dans l’obscurité. La banlieue dormait. Je flottais, sans repère, au milieu d’un néant opaque et sans borne ; une nuit d’encre, un concentré d’obscurité. Je me suis retrouvée sur le trottoir, échevelée, en robe de nuit. Le néant se tâtait du bout d’un pied prudent et m’habillait d’infini. Mon regard pouvait bien porter jusqu’à la nébuleuse d’Andromède, à plus de 200 millions d’années-lumière, bras tendu, je ne distinguais pas mes ongles.

Il n’y avait aucune circulation dans les rues à ces heures de la nuit, à peine une voiture aux quarts d’heure, un véhicule aveugle à ce qui ne se plaçait pas dans le double faisceau de ses phares. Le parc voisin était désert. Je traversai ses allées sous le bruissement des arbres – j’ai failli dire sous leur ombre.

Le dépanneur baignait dans l’obscurité ; il gagnait en mystère à ne pas se dépenser en exhibition permanente. Même l’éclairage de secours l’avait lâché. Le cliché « les choses dormaient » me parut être l’expression exacte de la vérité.

Grain par grain, la banlieue retournait le ciment de ses trottoirs à la nature. Mes pieds nus appréciaient leur rugosité autant que celle d’un grès précambrien. Comme pour appuyer mes dires, une étoile filante, poussière aussi ancienne que le système solaire, se consuma dans le ciel.

La nuit, les photons émis par des étoiles situées à des centaines ou des milliers d’années-lumière entrent par mes pupilles. Ils meurent sur ma rétine, après un interminable voyage en ligne droite à travers le vide et produisent, au fond de mes yeux, une étincelle tremblotante que je prends pour l’image de leur astre d’origine.

Drôle de destin que celui de ces photons.

L’univers s’effrite au ciel comme sur terre.

Je suis revenue à mon campement sur le garage, transie, sous la protection de froides étoiles. Mon sac de couchage apprécia le retour de ma chaleur.

Quand je me réveillai, il faisait jour. Le courant ne revint qu’en après-midi.

Par la suite, quand je passais à vélo devant le dépanneur, les deux propriétaires me lorgnaient d’un air plein de révérence
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