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mercredi 19 juin 2024

Dustsceawung – ou l’Anglo-Saxon en moi

Jai trouvé ça dans X. J’ignorais que j’avais de l’Anglo-Saxon en moi, que mon sens de la précarité des êtres et des choses remontait à l’Angleterre (faudrait-il dire l’Angle-Terre ?) d’avant Guillaume le Conquérant. (Lire le texte dans la saisie d’écran ci-dessous.)

Lorsque vous prenez plaisir à suivre les errances et les culbutes des grains de poussières dans un rayon de soleil, vous pratiquez ce qu’en vieil anglais on appelait la dustsceawung, ou, pour utiliser un idiôme plus récent, le dust-watching. Ce qui démontre de façon évidente que les Angles et les Saxons qui ont envahi la (Grande-)Bretagne après le départ des Romains au Ve s. étaient accessibles aux sentiments éthérés et délicats et que leur pleine conscience de la fugacité universelle à laquelle rien n’échappe les avaient amené à expérimenter ce que leurs descendants appelleraient le blues.

Je suis fier de m’inscrire dans cette tradition ainsi qu’en témoignent les lignes qui suivent, tirées de ma nouvelle « Blâme unanime », incluse dans le recueil Une année julienne :

Des poussières s’ébattent dans un rayon de lumière. C’est le changement de saison ; le soleil n’avait jamais visité la fenêtre de mon cubicule jusqu’à cette matinée. Elles dérivent avec mollesse tandis que d’invisibles remous modifient leur trajectoire ; elles se croisent, sans destination ou finalité commune, apparaissant et disparaissant selon la prise que leurs pirouettes offrent à la lumière.

[…]

Ma brusque arrivée perturbe la somnambulique errance des grains de poussière auxquels le soleil confère une brève et fugitive réalité. Certaines de ces éphémères poussent le luxe jusqu’à émettre des éclairs blancs ou jaunes. Moi qui croyais que toutes les poussières étaient grises. (« Blâme unanime », p. 30 et 34 ; lien pour le recueil entier)

Mais l’usure inéluctable des êtres et des choses ne les conduit pas toujours directement vers la poussière : un stade granuleux est possible aussi :

Grain par grain, les trottoirs se désagrégeaient sous mes ronds talons. L’entropie universelle avait recruté en moi une alliée ; le ciment, après tout, n’est que du sable immobilisé, non ? L’univers s’effritait. Une preuve ? Tenez : la veille au soir, une étoile filante, poussière aussi ancienne que le système solaire, s’était consumée dans le ciel. (« Été grisâtre ou souvenir d’adolescence », p. 47 ; lien pour le recueil entier)

Quel plaisir d’avoir pu dépoussiérer le vieil Anglo-Saxon enfoui en moi. Et vous, avez-vous un vieil Anglo-Saxon dissimulé en vous ?

samedi 22 juillet 2023

Une année julienne : Blâme unanime

Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone

ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

* * *

Blâme unanime ou les joies du travail

Note. – JULIANNE, l’une des protagonistes principales du recueil avec JULIEN, est la narratrice de la présente histoire.


Qu’importe ce que vous avez fait, vous auriez dû faire autrement. Faire et malfaire, c’est tout un, sachez-le. 
Julianne

Une partie du revêtement vitré des douze étages avait chu au sol. Ou, plus banalement, des flaques d’eau renvoyaient le bleu du ciel vers le zénith. Il avait plu et tout se liquéfiait. Tout : le monde, le travail, et moi au premier chef. La pelouse suintait près du trottoir ; des remuements de boue, comme une macération, se révélaient entre les lanières du gazon.

Tandis que j’étais dans l’autobus, le directeur du service, M. Legagneur, m’avait courriellé pour m’enjoindre de me présenter à son bureau dès mon arrivée.

Dans l’ascenseur, Anne-Lyse, du service de la comptabilité, me félicite à propos de ma bonne mine. Ou de mon foulard de soie verte, je ne sais plus. Anne-Lyse a toujours en réserve une parole gentille pour tout le monde, même pour la petite nouvelle que je suis. Je lui demande : « L’ascenseur nous arrache-t-il du sol ou bien nous propulse-t-il vers notre étage ? » Le miroir de la paroi latérale me renvoie son reflet, bouche ouverte, interrogeant le vide.

— M. Lagrange (j’ai peut-être mal entendu) est en réunion, m’apprend l’adjointe administrative, on te fera savoir quand te présenter.

Je retourne à mon poste de travail avec ma bonne mine, mon foulard neuf et mes appréhensions. Le courriel de M. Legonfalon (je n’ai pas la mémoire des noms) ne contenait aucun mot inutile : le strict nécessaire. On est rarement loquace avec une accusée.

Encore moins avec une condamnée.

Mon travail consiste à rédiger de courtes et justes réponses aux questions et réclamations des contribuables. Un répertoire de phrases types est à ma disposition ; il arrive qu’un soupçon de créativité et de doigté soit indispensable. Surtout le doigté : c’est le ministère en personne qui s’exprime par mon clavier, on me l’a assez répété durant ma formation. Rien de passionnant comme boulot, mais il faut justifier son existence sur terre, et il suffit de peu pour être en règle avec la société. Une grande part de mon sens de l’initiative est dévolue au choix du vernis à ongles qui égaye d’une teinte chaque fois imprévue la danse de mes phalangettes sur les touches. Aujourd’hui, j’inaugure une couleur bonbon qui fait grimacer.

Vert fluo, pour tout vous dire.

Des poussières s’ébattent dans un rayon de lumière. C’est le changement de saison ; le soleil n’avait jamais visité la fenêtre de mon cubicule jusqu’à cette matinée. Elles dérivent avec mollesse tandis que d’invisibles remous modifient leur trajectoire ; elles se croisent, sans destina-tion ou finalité commune, apparaissant et disparaissant selon la prise que leurs pirouettes offrent à la lumière. Je me garde bien de les déranger par des mouvements trop brusques.

Le travail sert à ne pas s’ennuyer au boulot. Ou l’inverse. Étrange activité. On ignore par quel bout il faut la prendre.

Je tape mon mot de passe : « Accès refusé ». Après trois vaines tentatives, je comprends qu’il ne sert à rien de m’obstiner.

On m’appelle sur mon portable.

M. Lagardère (sic) me reçoit finalement, non pas en tête-à-tête dans son bureau, mais dans une salle de réunion, en présence de la directrice des ressources humaines – la DRH – et d’un autre personnage sans visage – enfin, sans visage connu. La myopie est endé-mique à cet étage ; M. Legodillot (?) ne me reconnaît jamais ou, du moins, ne me replace toujours qu’avec peine, après un effort du front et des sourcils.

Il consulte le dossier ouvert sur la table :

— Mademoiselle Petit-Lejeune, Julie-Anne Petit-Lejeune, dite Julianne…

Je n’ai pas l’habitude d’entendre établir mon identité sur un mode si minutieux. J’opine : oui, c’est bien moi.

Un citoyen qui n’arrivait pas à remplir un formulaire dans le site Internet du ministère a porté plainte contre moi. M. Lagalicie ou Legalois, bref le directeur, me montre, encerclé en rouge, le passage incriminant de la réponse que j’avais rédigée au contribuable troublé :

… c’est enfantin, il suffit de…

L’homme s’était senti « diminué, rabaissé au niveau d’un enfant à qui il faut tout expliquer ».

Le trio me regarde en silence. À moi de me disculper ou de m’enfoncer.

Le libellé de ma réponse ne recelait aucune malice. Le personnage, l’homme, bref le contribuable, semblait avoir du mal avec l’informatique et il lui fallait un peu d’encouragement. Du moins, j’avais rédigé mes instructions sur la base de ce raisonnement.

Le cerveau est un organe inutile, je le déplore chaque jour. Que comprend-il de la réalité, ce circonvolu enfermé dans sa boîte crânienne, replié telle une paire de chaus-settes roulées au fond d’une bottine ?

À la fin, M. Larigaudie (en attendant que le vrai nom me revienne) s’éclaircit la gorge. C’est la troisième plainte de ce genre à mon dossier en autant de mois au ministère.

Trois plaintes plus le blâme muet imprimé sur la figure de mes juges et jurés. Peut-on inscrire au dossier d’une employée qu’elle s’est attiré un « blâme muet et unanime de la part de ses supérieurs » ?

— Vous savez ce que ça signifie, mademoiselle…

On n’a qu’un dixième de seconde pour prendre la décision, celle qu’imposent les circonstances : laisser éclater sa colère et passer pour une détraquée ou garder son sang-froid en vue de préserver sa dignité. Quoi que l’on fasse, on regrettera son choix : « j’aurais don’ dû leur dire ma façon de penser » ou « j’aurais don’ dû conserver mon calme ». Inutile ; l’un et l’autre, c’est pareil, les dés sont pipés, la honte et les regrets vous poursuivront toute votre vie, tant que vous vous repasserez le film des événements : « J’aurais donc dû… »

Qu’importe ce que vous avez fait, vous auriez dû faire autrement. Faire et malfaire, c’est tout un, sachez-le.

J’ai envie d’éclater de rire – autre option possible.

Au lieu, je sens les larmes gonfler mes paupières et déborder sur mes joues. Je m’effondre, le front sur mes bras croisés, le dos secoué par les sanglots. Mes cheveux se répandent sur la table : je dois ressembler à une méduse convulsive. C’est injuste. Ce n’est pas la perte de cet emploi (quoique…) qui me chavire à ce point, mais l’absurdité de la situation. La Vie, elle, n’a ni mémoire ni remords ; la Vie ne se demande jamais si elle a bien ou mal agi, elle se contente de passer.

Les souvenirs et les conséquences nous appartiennent.

La DRH a contourné la table.

— Voyons, Mademoiselle…

Je sens l’exaspération contenue de celle qui anticipe la portion d’avant-midi que ma crise lui fera perdre. Elle s’appuie sur le bout de trois doigts, sans oser me toucher ou trop s’approcher ; je pourrais l’accuser de je ne sais quoi. Les deux messieurs s’effacent dans la discrétion et l’immobilité. Je me redresse, renifle ; la DRH, finalement secourable, me tend quelques kleenex.

« Voyons, Mademoiselle… »

Jupe grise, talons effilés sonores, chemisier éblouis-sant ; cet uniforme infroissable, cet appareillage lisse com-me une armure avait toujours pour effet de me refroidir.

Je reprends mes esprits. Un zeste de vertige subsiste. Sans doute l’effet de l’altitude : nous sommes au 10e étage. Les larmes m’embrouillent la vue. Je souris piteu-sement en replaçant mes cheveux. La DRH, hésitant à pivoter sur un talon pour enfin regagner sa place, reste plantée à l’angle de la table sur l’extrémité des doigts d’une main comme sur des ergots. Le vernis noir des ongles capte mon attention : le néon du plafond dessine une diagonale sur la courbure de cinq olives luisantes. Je pourrais leur opposer mes dix ongles couleur lime.

À dix contre cinq, je perdrais quand même.

Une gardienne de sécurité m’escorte aux toilettes pour que je me refasse une physionomie ; je la suis tandis qu’elle se dandine par un effort alterné d’une épaule puis de l’autre pour parvenir à soulever ses brodequins. Une crise de larmes vous défigure aussi bien qu’un choc anaphylactique : rougeurs, gonflements et autres méta-morphoses mortifères.

Nous trouvons Anne-Lyse en pleurs devant les lavabos.

Son amoureux l’a laissée pour une autre. Elle vient de l’apprendre par Facebook : la secousse est d’autant plus cruelle. Quelle muflerie ! Anne-Lyse est trop bonne, elle en paye le prix. Ma gardienne patientera : je serre Anne-Lyse dans mes bras. À nous deux, nous aurons versé assez de larmes pour que le ministère conserve le souvenir de cette matinée comme d’un déluge : deux victimes, l’une repêchée et l’autre à la dérive. Je donne mon foulard à ma co-sinistrée. Il ira bien à son teint dès que son visage se décongestionnera. La journée n’aura pas été un désastre intégral pour elle.

Escortée par mon accompagnatrice impassible, je retourne à mon poste de travail récupérer mes effets personnels. Il y en a peu, ils tiendront dans mon sac à dos.

Ma brusque arrivée perturbe la somnambulique errance des grains de poussière auxquels le soleil confère une brève et fugitive réalité. Certaines de ces éphémères poussent le luxe jusqu’à émettre des éclairs blancs ou jaunes. Moi qui croyais que toutes les poussières étaient grises.

Par la baie vitrée de son bureau, je vois M. Lagadoue (ou un sosie homonyme) renversé dans son fauteuil blaguer au téléphone. Le directeur se déride. Les choses vont bien au ministère, dormez en paix, contribuables.

L’ascenseur me ramène au niveau de la pelouse. La gardienne m’abandonne à l’extérieur. Elle se plante devant le portique, bras croisés dans le dos, comme pour m’interdire tout retour sur mes pas.
Non, elle profite simplement du soleil, et pour la première fois, elle se départit de son masque et sourit. Le fond de l’air se réchauffe. Avril fait de son mieux. Je ne ressentirai pas la perte de mon foulard. Les flaques d’eau ont disparu, absorbées par le sol ou éparpillées en molécules dans l’atmosphère par le soleil et le vent.

Une année julienne : Le dépanneur

Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone


ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

La formule « nouvelle extraite » prend tout son sens puisqu’il s’agit d’une nouvelle qui a été retirée du livre avant publication. Elle faisait double emploi avec d’autres textes et sa suppression a permis de mieux équilibrer l’ensemble du recueil. Je la présente maintenant, seule, pour ce qu’elle vaut par elle-même.

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

* * *

Le dépanneur ou souvenir d'adolescence

Note. – JULIANNE, l’une des protagonistes principales du recueil avec JULIEN, est la narratrice de la présente histoire.



Un dépanneur venait de s’ouvrir en face de la fenêtre de ma chambre, au carrefour d’un prolongement récent de la grand-route. Il était déjà difficile de bénéficier d’un peu de nuit noire, à partir de ce moment, ce fut désespéré. Ma chambre, à l’étage, donnait sur la cour, sur les collines de la Gatineau. J’aimais la nuit, j’aimais l’obscurité ; l’éclairage du dépanneur me gâchait les ténèbres. Je pensai aussitôt à des contre-mesures, des représailles, à un attentat de légitime défense.

J’avais dix-sept ans. J’habitais en banlieue avec mes parents, mais attention ; la banlieue indomptée, conquérante, celle qui mord sur la campagne. Notre cour communiquait directement avec les champs, au-delà des piquets espacés d’une symbolique clôture. J’aimais enfoncer d’un rond talon les ronds galets qui surgissaient du sol sablonneux. Paraissait qu’en creusant, on courrait la chance d’exhumer les ossements de phoques ou de bélugas remontant à la dernière glaciation.

Notre maison datait elle-même d’une autre ère. La ville avait rejoint son arrière-ban et l’annexait à sa banlieue.

L’enseigne blanche et rouge du dépanneur, haute d’un étage, luisait d’un éclat infatigable et, pour tout dire, insolent. La devanture demeurait illuminée toute la nuit avec un zèle insomniaque et l’extérieur du bâtiment était l’objet de l’attention de spots soupçonneux destinés à déjouer les entreprises des voleurs, des fois qu’on aurait voulu leur dérober les lignes jaunes peintes sur l’asphalte du parking.

Cette orgie électrique me désolait. Elle créait un dôme de lumière qui abolissait la nuit dans tout le secteur : sa lueur diffuse était perceptible à des kilomètres quand on s’approchait de la ville. Au lieu du gouffre noir qui se creusait autrefois sous ma fenêtre, il y avait cette fontaine aveuglante à laquelle les lampadaires du prolongement de la grand-route venaient prêter leur concours.

On ne peut pas empêcher la ville de s’étendre. Ma réaction au fond tenait de l’égoïsme. Dans mon chez-moi douillet, je profitais des avantages de la ville et je prétendais stopper sa croissance parce que son état actuel, qui est le résultat d’une série d’empiétements pareils à celui que je déplore, convenait à mon petit confort.

J’avais demandé aux propriétaires du dépanneur – un couple – s’ils pouvaient diminuer ou tamiser un peu l’éclat de leur établissement. Après un sursaut de surprise, ils avaient éclaté de rire. Le concept de pollution lumineuse leur était inconnu.

Piquée, je quittai le commerce après les avoir prévenus que, s’il le fallait, je déploguerais tout le quadrilatère et même toute la ville s’il le fallait. Il ne me restait que la solution de l’attentat, la justice serait indulgente, étant donné mon jeune âge.

Le propriétaire me saluait en souriant quand je passais devant son commerce à vélo. Sa femme me boudait.

À moins de déménager, d’amener mes parents avec moi, je ne voyais aucune solution. (J’avais renoncé aux moyens violents.) Les escargots traînent leur maison avec eux ; je pourrais bien traîner mes parents jusqu’à ma majorité. Ensuite, moi majeure, ils seraient libres de s’en aller voler de leurs propres ailes.

L’été, durant les canicules, je campais sur le toit plat de notre garage, aménagé en terrasse. Je bénéficiais du privilège de vivre au-dessus des autres, des voisins, de la rue, du quartier, dominant la ville entière qui, d’un côté, s’étalait jusqu’à l’horizon. Les bons soirs, elle s’abaissait sous la lune. (On croit que la Lune se lève : c’est la terre qui s’abaisse en lui faisant sa révérence.)

Pour ne pas être éblouie par les nouveaux luminaires, je m’étendais sur le dos ; quelques étoiles, au zénith, transperçaient le voile de lumière étendu entre elles et moi.

Une nuit que je couchais sur le toit du garage, toutes les lumières s’éteignirent. Sous mon observatoire, la ville entière était plongée dans l’obscurité. La banlieue dormait. Je flottais, sans repère, au milieu d’un néant opaque et sans borne ; une nuit d’encre, un concentré d’obscurité. Je me suis retrouvée sur le trottoir, échevelée, en robe de nuit. Le néant se tâtait du bout d’un pied prudent et m’habillait d’infini. Mon regard pouvait bien porter jusqu’à la nébuleuse d’Andromède, à plus de 200 millions d’années-lumière, bras tendu, je ne distinguais pas mes ongles.

Il n’y avait aucune circulation dans les rues à ces heures de la nuit, à peine une voiture aux quarts d’heure, un véhicule aveugle à ce qui ne se plaçait pas dans le double faisceau de ses phares. Le parc voisin était désert. Je traversai ses allées sous le bruissement des arbres – j’ai failli dire sous leur ombre.

Le dépanneur baignait dans l’obscurité ; il gagnait en mystère à ne pas se dépenser en exhibition permanente. Même l’éclairage de secours l’avait lâché. Le cliché « les choses dormaient » me parut être l’expression exacte de la vérité.

Grain par grain, la banlieue retournait le ciment de ses trottoirs à la nature. Mes pieds nus appréciaient leur rugosité autant que celle d’un grès précambrien. Comme pour appuyer mes dires, une étoile filante, poussière aussi ancienne que le système solaire, se consuma dans le ciel.

La nuit, les photons émis par des étoiles situées à des centaines ou des milliers d’années-lumière entrent par mes pupilles. Ils meurent sur ma rétine, après un interminable voyage en ligne droite à travers le vide et produisent, au fond de mes yeux, une étincelle tremblotante que je prends pour l’image de leur astre d’origine.

Drôle de destin que celui de ces photons.

L’univers s’effrite au ciel comme sur terre.

Je suis revenue à mon campement sur le garage, transie, sous la protection de froides étoiles. Mon sac de couchage apprécia le retour de ma chaleur.

Quand je me réveillai, il faisait jour. Le courant ne revint qu’en après-midi.

Par la suite, quand je passais à vélo devant le dépanneur, les deux propriétaires me lorgnaient d’un air plein de révérence
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jeudi 1 juin 2023

Une année julienne : c'est parti !

 

Lauto édition est vraiment la pire des choses, la non publication exceptée.

Mais bref, mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru, dans sa version numérique du moins (pdf).

Le recueil est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien.

Une année julienne suivi de Perséphone ; 158 pages d’un pur délice, surtout les pages blanches intercalaires. La table des matières ne manque pas de charme non plus. Relisez ce billet du 29 mai dernier pour en savoir plus et savourer quelques extraits (lien).

Et puisqu’il est question d’extraits, en voici un nouveau, qui s’ajoute à ceux présentés en mai (vraiment, vous êtes gâtés) :

L’eau est douce, en comparaison. Un atavisme, je voulais bien le croire, me ramenait toujours à elle. La vie est née dans l’eau, nous ne sommes que des poissons attardés trop longtemps sur la terre ferme ; le corps humain renferme dans chacune de ses cellules un petit océan intime, reliquat jalousement préservé de la piscine originelle. Qu’il soit encore possible de se noyer après ça me remplit d’étonnement. (« L’été », dans Une année julienne suivi de Perséphone, p. 48)

Rien ne vous empêche de lire le recueil en entier, suffit de me le demander ou de le télécharger, comme il indiqué plus haut...

lundi 29 mai 2023

Une année julienne suivi de Perséphone


Disponible (pdf de 158 pages) directement auprès de l’auteur ou tout aussi directement sinon plus à BANQ.

Une année julienne suivi de Perséphone, nouvelles

Henri Lessard, auteur et éditeur


ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)
Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023


Copyright © Henri Lessard, 2021, 2023
Dépôt / SARTEC no 34490, le 21 mai 2021
CopyrightDepot.com no 00072064-1, 19 mai 2021



 

Une année julienne correspond à une révolution complète de la Terre autour du soleil, 365 jours et un quart, sans les accommodements des années bissextiles. Elle n’a d’utilité que pour les astronomes.

 

JULIANNE et JULIEN. Une jeune étudiante, inattentive et entêtée ; un jeune étudiant, attentif et indécis. (Ou l’inverse ?) Ces protagonistes font connaissance dans la première nouvelle du recueil, « Baignoire rose ».

Les autres nouvelles sont partagées entre Les dits de Julianne et Les dits de Julien. Nous comprenons d’emblée que la Vie, toujours attentive et constamment à son affaire, veillait à ne réserver aucun destin commun à ces deux jeunes gens au-delà de leur année julienne.

Julianne incline à fréquenter les plages hors-saison, même si la vue de la mer lui donne un vertige horizontal (des accès d’agoraphobie). Le travail, selon elle, sert à ne pas s’ennuyer au boulot.

Julien publie des annonces bidon dans un site de rencontre. L’origami et le lipogramme prennent avec lui des dimensions érotiques.

« L’accent circonflexe du verbe flâner m’avait toujours semblé viser quelque inaccessible septième ciel », dixit Julianne. Ou Julien ?

PERSÉPHONE et ses neuf vies regroupe sous son parapluie des nouvelles inspirées de destins variés. Ces textes nous apprennent tout ce qu’il faut savoir sur les lipogrammes, les transports solitaires ou en parallèle.

Note. – Des extraits à l’état préliminaire d’Une année julienne ont paru dans ce blogue à différentes dates. Ils ont été supprimés avec la publication de ce billet qui coïncide avec le dépôt du recueil à BANQ. Dans quelques-unes de ces primeurs, le personnage de Julianne portait le nom de Noëlle, en lien avec Grève des anges dont le recueil devait primitivement être la suite

 

Douze extraits

Un matin, l’étudiante de l’appartement voisin est venue m’emprunter du sucre. Elle est revenue l’après-midi pour une cuillère. Plus tard, en début de soirée, elle m’a demandé si je pouvais lui prêter un cure-dents. J’ai enfin compris et je l’ai invitée à entrer.

*

Au fond, nous étions du même avis. Nous traversons la réalité comme des bulles. Pour certains, c’est du champagne, pour d’autres de la bière ou une boisson gazeuse. Les plus infortunés se contentent d’une eau plate qu’ils traversent en solitaires. Mais qu’importe, nous finissons tous en émettant un imperceptible pop à la surface. (Pour la bière, attention, il y a bousculade au collet.)

*

La route 132 mène à Gaspé. A-t-on idée de prendre ses vacances à la fin du mois d’août ? Claudine tient le volant. L’océan dessine à l’horizon une ligne d’équerre parfaite, plus tendue, plus ténue que la plus fine corde d’un violon. Nul pour percevoir sa vibration secrète, nul pour se rendre compte qu’il s’agit du limbe d’une courbe basculant de l’autre côté jusqu’aux antipodes ? Effrayant !

Côté passager, le continent, et des collines comme le dos d’éléphants endormis qui, en se retournant, nous écraseraient.

*

On n’a qu’un dixième de seconde pour prendre la décision, celle qu’imposent les circonstances : laisser éclater sa colère et passer pour une détraquée ou garder son sang-froid en vue de préserver sa dignité. Quoi que l’on fasse, on regrettera son choix : « j’aurais don’ dû leur dire ma façon de penser » ou « j’aurais don’ dû conserver mon calme ». Inutile ; l’un et l’autre, c’est pareil, les dés sont pipés, la honte et les regrets vous poursuivront toute votre vie, tant que vous vous repasserez le film des événements : « J’aurais donc dû… »

Qu’importe ce que vous avez fait, vous auriez dû faire autrement. Faire et malfaire, c’est tout un, sachez-le.

*

Cétaient des noces dans les meilleures normes, coûteuses, bruyantes et clinquantes. La mariée et les demoiselles d’honneur, en robe bleu clair, froufroutaient jusqu’au décolleté. Véronique, la blonde Véronique, était restée la lumineuse créature de mes souvenirs. Elle s’était un peu arrondie en deux lustres ; je ne lui trouvais que davantage de plénitude et elle y gagnait en aisance. Le marié, guindé dans son smoking, gardait le menton droit comme pour permettre à son nœud papillon de respirer. Il avait le maintien vaguement martial de tous les mariés : je veux dire qu’il semblait aux ordres.

Et, partout, les sourires.

*

Quels périls, en effet ? J’ai toujours l’impression d’être hors destin sur une autoroute : que peut-il m’arriver pendant que je suis en mouvement ? Tous les problèmes nous rattrapent à l’arrêt, lorsque nous nous immobilisons ; les nomades connaissent cette vérité.

*

Il fait toujours morose dans une fenêtre qui donne sur une pièce vide, à croire que ces tristes miroirs translucides ne connaissent que des heures crépusculaires.

*

Élissa est libanaise. Elle perpétue sur son visage le regard intense que les portraits du Fayoum conservent figé dans l’encaustique depuis des siècles. Non pas le regard qui interroge, mais celui qui a compris et ne livre de ses découvertes que la stupeur qu’elles ont engendrée. Mais, ce jour-là, il s’agissait d’autre chose.

*

On ne conserve pas en mémoire les secondes qui précèdent une perte de conscience. Personne ne se souvient non plus, je l’appris ce jour-là, de celles qui précèdent la perte de conscience finale, la mort. Notre autobiographie mémorielle s’arrête donc au mieux un instant avant notre fin biologique. La source du Léthé coule dans notre monde, nous en buvons l’eau de notre vivant et non après le trépas, contrairement à ce que prétendent les philosophes.

*

Il y avait Agathe, Béatrice, Charles et moi.

Et il y avait, tapis sous la nuit sans limites, la forêt brossée par le vent, la plaine posée en biseau, le souffle froid des marécages et, tout près, du moins le pensions-nous, l’un des quatre coins de notre monde bosselé, là où le circuit du voyageur tâtonnant et trébuchant se termine dans le vide.

Mais le monde est un globe. Sur ce point, nous pouvions être rassurés, rien n’empêchait de le parcourir et de s’y perdre à jamais.

Le fait était que nous étions perdus.

*

Non ! ce n’est pas le moment. Mon autobus ne patientera pas sous prétexte que, tête renversée, yeux révulsés, bouche entrouverte, derme tout en frissons, chair tout en spasmes et perlant de l’intérieur d’une autre moiteur que celle de la douche – j’anticipe un peu sur la suite des événements –, je pose dans la glace en sainte Thérèse dépouillée de ses draps.

La beauté est un gaspillage. Toujours présente, et pourquoi ? Pour rien la plupart du temps. Si la nature était conséquente, les femmes ne connaîtraient que les caresses continuelles réclamées par leur beauté perpétuelle. (Je ne cesse pas d’être belle même en dormant, même dans le noir, non ? Gaspillage ! Gaspillage, vous dis-je !) Mais bon, le soleil dispense bien son rayonnement en pure perte dans l’espace.

*

Le plaisir est toujours égoïste…

— Sans devoir être nécessairement solitaire, non ?…

*

Nous avions confié nos frêles personnes au robuste châssis d’un autobus interurbain. Dix heures de route jusqu’à Sudbury où nous devions arriver le lendemain matin. Dix heures d’une course climatisée et indolore sur dix pneumatiques ; tout juste ce qu’il fallait de roulis et de tangage avec le ronron du moteur pour nous savoir en mouvement sur un point de notre trajectoire qui nous propulsait sur le bitume comme sans y toucher. La nuit tombait. Aucun repère dans l’obscurité extérieure ou intérieure, l’espace était aboli et le temps lui-même s’était assoupi.

vendredi 30 décembre 2022

Année julienne : neuf vies

Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone


ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

* * *

Neuf vies


Tout un chacun peut trouver un réconfort quotidien à se dire : « Demain, je serai encore en vie ». On ne se trompera qu’une seule fois.
H.L

La mort est un mal. Les dieux en ont jugé ainsi : sinon, ils seraient mortels.
Sappho, poétesse grecque, VIIe-VIe s. av. J.-C.


Daussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours su que je disposais de neuf vies, comme un chat – ou plutôt comme une chatte. Je ne m’en suis jamais vanté. D’abord, on ne m’aurait pas crue et ensuite, des petits malins se seraient empressés de mettre mes prétentions à l’épreuve et la neuvaine au complet y serait vite passée. En réalité, c’est que j’étais un peu embêtée par cette générosité sans précédent du destin. On s’imagine d’abord jouir d’une chance extraordinaire, mais les complications apparaissent dès qu’on y réfléchit. À quel rythme épuiser mes vies de rechange, comment les dépenser à bon escient ? Patienter jusqu’à 99 ans avant de commencer à piger dans mon capital de résurrections ne ferait qu’étirer ma sénescence ; exhaler mon dernier souffle plusieurs fois dans ma jeunesse ou durant ma maturité ne m’assurerait au total aucune longévité exceptionnelle.

Les humains n’expérimentent la mort qu’une fois dans leur existence. L’anticipation de l’heure fatale les remplit d’angoisse et, dans les cas extrêmes, gâche littéralement leurs jours et leurs heures. Moi, je bénéficierai du privilège de pouvoir répéter mon départ ; je ne m’éteindrai pas en novice, en ignorante, je serai une pro du trépas, une blasée qui rendra son âme pliée et repassée, indemne des affres et froissures des derniers instants :

— Craindre l’agonie, moi ? Mais j’ai l’habitude, voyons, je suis morte tellement de fois déjà, lisez donc mon curriculum vitae !

C’était du moins ainsi que je voyais les choses au début.

Il y a bien la petite mort, l’orgasme, mais c’est autre chose et on ne perd aucun capital de vie à réitérer cette extinction inaboutie.

Parfois, j’avais envie d’aller au-devant des événements et de tester mon abonnement non reconductible à l’immortalité. Un frisson me parcourait quand je prêtais l’oreille à l’appel romantique de l’au-delà. Cependant, j’hésitais à risquer une vie, et surtout à risquer ma vie – si je me trompais et que je n’en avais qu’une, comme tout le monde ?

Le résultat de ces tergiversations fut que j’atteignis ma dix-septième année avec un stock de vies de secours intact.

Il y eut au printemps de cette année-là une fusillade au collège. D’abord résonnèrent dans mon dos des pop, pop, pop que j’aurais été en peine de reconnaître pour ce qu’ils étaient, les rafales d’une arme automatique. Puis, des cris dans les couloirs ; Martine, l’amie que j’accompagnais à son casier, me toucha le bras et lança par-dessus mon épaule un regard arrondi avant que son œil ne bascule ; une tache noire était apparue sur son pull over.

Ensuite, je ne sais plus puisque j’ai été abattue à mon tour.

On ne conserve pas en mémoire les secondes qui précèdent une perte de conscience. Personne ne se souvient non plus, je l’appris ce jour-là, de celles qui précèdent la perte de conscience finale, la mort. Notre autobiographie mémorielle s’arrête donc au mieux un instant avant notre fin biologique. La source du Léthé coule dans notre monde, nous en buvons l’eau de notre vivant et non après notre trépas, contrairement à ce que prétendent les philosophes.

Mais, entre nous, ce que disent les philosophes…

Martine n’aurait donc rien eu à raconter sur sa propre mort. Ayant été descendue une ou deux secondes après elle, je ne pouvais en dire grand-chose de plus, le moment de sa mort ayant sombré dans l’oubli où s’engouffra la mienne propre.

On crut que j’avais eu la présence d’esprit de me plaquer au sol et de demeurer immobile, de faire la morte, et que le sang qui imbibait ma robe et dont la flaque s’élargissait sur le terrazzo était celui de Martine. Comment leur expliquer leur erreur ? Il aurait suffi pour se rendre compte de la vérité d’analyser la flaque de sang où se confondaient le mien et celui de Martine. Mais on ne s’arrêta pas à ces détails, l’évidence était là, une morte par balle et une rescapée, indemne, côte à côte, et tout fut nettoyé sans distinction, d’un coup de vadrouille.

La vérité aurait été trop incroyable à raconter.

Si Martine s’était rangée de côté pour se faire un écran de mon corps – réflexe de conservation que je lui aurais pardonné –, j’aurais volontiers encaissé un chargeur au complet à sa place. Mais les choses s’étaient déroulées trop vite et elle n’avait pas eu le temps de se rendre compte de ce qui survenait.

Elle est morte, moi aussi ; je vis encore, elle non.

Trois étés plus tard, je commis une maladresse au volant sur une autoroute ensoleillé ; le dernier regard de Martine m’était apparu à travers le pare-brise et ma voiture fit une embardée. Les images de notre ultime échange muet près des casiers ne cessaient de me hanter. Martine avait eu, aux premiers échos de la fusillade, une expression de surprise, une imperceptible circon-flexion des sourcils – c’est à ce moment qu’elle m’avait frôlé le bras –, une sorte de « Oh ? » atone, puis son regard s’était absenté, comme s’il était possible de rengainer son être, de le laisser s’éteindre sans plus de manières dans le noir, derrière les pupilles. Je butais sans cesse sur cette petite syllabe qu’elle avait fait mine d’émettre, syllabe de surprise (« Oh ! ») ou d’affaissement (« … oh… »). Parfois, je me persuadais qu’il n’y avait eu dans cette exclamation jamais prononcée qu’une modulation trop subtile pour être captée sur le vif ; il fallait un effort de concentration pour que la mémoire saisisse et recadre cette fugitive image qui correspondait sans doute à l’instant où une balle s’était frayé un chemin derrière son sternum, causant des dégâts irréparables dans les pompes, tuyaux et soufflets de son intérieur. Mais peut-être que tout cela était le fruit de mon imagination.

Survint une épidémie qui fit de nombreuses victimes à travers le monde. Aux soins intensifs où je fus amenée, mes signes vitaux s’éteignirent deux fois en l’espace d’un quart d’heure. J’appris ainsi que, dans les cas graves, je pouvais trépasser, ressusciter, retrépasser aussitôt et ressusciter derechef. On me considéra comme une miraculée.

C’était bien le cas, et deux fois plutôt qu’une.

Mourir alitée est plus pénible que mourir d’une balle dans un ventricule ou des conséquences d’une distraction au volant ; souffrir une longue agonie, je l’avais constaté, n’apporte pas plus de connaissance qu’un départ subit. Martine serait sans doute d’accord avec moi sur ce point. Voilà toute l’expertise que m’ont valu quatre décès. Nul savoir, nulle sagesse ne se trouvent donc au bout du chemin ?

J’ai déjà brûlé ou éteint quatre vies et je n’ai pas 25 ans. Je ne battrai aucun record de longévité, disposer de neuf vies équivaut à n’en avoir qu’une. Le fil du destin est d’un seul tenant, pour moi comme pour vous. Neuf vies, encore cinq résurrections, un seul récit, une seule héroïne…

J’aurais volontiers donné une des vies qui me restaient, ou même deux ou davantage, pour le plaisir de savoir Martine toujours vivante, près de moi ou ailleurs dans le monde. Mais voilà, ni la vie ni la mort ne se partagent.

Je me console en me disant que notre sang répandu sur le plancher s’était confondu en une seule nappe rouge. Nous sommes tombées ensemble et, d’une certaine façon, jamais cette coïncidence où la fatalité nous a réunies ne pourra être abolie.

Quant à la balle qui m’avait abattue, on ne l’a jamais retrouvée. Il faut croire qu’elle s’est escamotée avec ma résurrection. Autrement, si aucun projectile ne m’a jamais touchée, cette histoire tout entière devient une affabulation insensée..

vendredi 26 août 2022

Une année julienne : élusive Mélusine

Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone

ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

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Élusive Mélusine

Note. – JULIEN, l’un des protagonistes principales du recueil avec JULIANN,E est le narrateur de la présente histoire.


Cétait au début du semestre, pendant un exposé sur la mythologie médiévale. Son entrée dans la classe avait échappé à mon attention et voilà qu’elle s’était installée à ma gauche, deux pupitres devant le mien. Elle se faufila entre les étudiants à la fin de la période et elle ne revint pas assister aux cours suivants. Je l’aurais sans doute oubliée si je ne l’avais pas devinée quelques jours plus tard dans une silhouette au parc, près de la rivière. Elle avait surgi, de l’autre côté des herbes qui poussent au creux d’une anse. Pour un peu, j’aurais juré qu’elle venait de surgir de l’onde. J’étais pressé, et je poursuivis mon chemin sans m’attarder à résoudre la question.

Le lendemain, je l’aperçue près de la fontaine d’une place publique. Puis, je la vis un soir alors qu’elle sortait d’un restaurant de fruits de mer. Le hasard s’amusa bientôt à multiplier les rencontres tout en veillant à ne jamais répéter les circonstances. Elle prenait une tisane à la terrasse d’un café, patientait devant l’aquarium en verre d’un abribus ou manquait de me tomber dans les bras au milieu d’une place et, entrainée par je ne sais quel courant, disparaissait aussitôt, absorbée par la presse. Ses yeux vert-de-gris étaient tachetés de paillettes de cuivre. Elle était partout, un endroit à la fois, et jamais deux fois au même.

Cette fille était un cas unique d’ubiquité émiettée. Blonde, début vingtaine, taille moyenne ; jolie, assurément ; intéressante, incontestablement, sans rien d’excentrique, rien d’une qui chercherait à se faire remarquer. J’aimais ses jupes fripées, sa manière à la fois stricte et distraite de n’accorder d’attention à quiconque ou quoi que ce soit autour d’elle. Souvent, je la repérais de loin à la conque bleu marin de son parapluie – les jours d’intempéries semblaient l’attirer dehors. Même au soleil, j’avais l’impression qu’elle sortait tout juste de la douche, cheveux encore humides, et qu’il lui suffirait de secouer la tête pour m’asperger d’une bruine de gouttelettes irisées.

À force de me croiser et de me recroiser, elle devait bien commencer à me connaître et à me reconnaître, en tout cas à m’accorder le rôle d’un quelconque figurant dans le feuilleton de sa vie quotidienne. Mais non, je n’existais pas pour elle. Elle allait toujours seule et semblait n’être appelée par aucune obligation pressante.

Le département des arts de l’université organisa une exposition des travaux du semestre et je la découvris dans des crayonnés rehaussés à l’aquarelle du cours de dessin d’après modèle. Elle en offrait à d’autres beaucoup plus qu’à moi ; je me suis dit que j’avais réussi à bien deviner sa nudité sous ses vêtements. Certaines filles vont nues dans nos têtes ; une démarche, un visage, et tout est révélé, leur essence et l’enveloppe qui la contient. Je m’attardai devant une esquisse avancée où elle figurait debout, visage tourné de profil, nuque libérée de sa chevelure soulevée d’une main. Un peintre pompier du XIXe siècle aurait ajouté une coquille sous ses pieds et titré : Naissance de Vénus. (La beauté est un gaspillage. Toujours présente, et pourquoi ? Pour rien la plupart du temps. Si la nature était conséquente, les femmes ne connaîtraient que les caresses continuelles réclamées par leur beauté perpétuelle. Cette fille ne cessait pas d’être belle même en dormant, même dans le noir, même à l’écart de tous, non ? Gaspillage ! Gaspillage, vous dis-je !)

Une inscription précisait le nom du modèle : « Mélusine ».

Elle s’appelait donc Mélusine (1).

Mais était-ce vraiment elle sur le papier ? À force de l’apercevoir partout, j’avais peut-être fini par plaquer sa figure sur toutes les filles, figurées ou réelles, sur lesquelles se posaient mes yeux.

Il me vint à l’esprit que la meilleure façon d’aborder cette Mélusine plus insaisissable qu’une anguille, était de suivre son exemple, de n’avoir aucune routine et de systématiquement rechercher des endroits inédits à visiter. Quand toutes les possibilités de rencontres auraient été épuisées – les chutes du Niagara, la sphère d’un bathyscaphe, le sauna d’un club échangiste – disparaîtrait-elle à jamais de ma vie ou est-ce que la tournée reprendrait du début comme dans le jeu serpents et échelles ? Ce serait m’assurer l’immortalité dans la frustration perpétuelle, me condamner, comme Tantale, à une soif jamais satisfaite… Quelque chose me disait que, dès la création du monde, peu après la séparation de la terre et des eaux, l’opportunité d’un tête-à-tête, d’une banale conversation sur la météo, d’un badinage anodin avec elle m’avait été refusée.

J’en viens à me demander si elle n’apparaissait et ne disparaissait pas que pour moi. Une bien élusive Mélusine que cette Mélusine !

Mais il y avait d’autres filles dans le monde, moins fuyantes. Je fis la connaissance de Béatrice. (Il ne vient à moi que des filles au prénom qui porte à rêver. Un don qui, la plupart du temps, ne me rapporte aucun bénéfice.) Mélusine, pour un temps, s’éclipsa de ma vie. Je tombai pourtant sur elle un matin au centre-ville ; pour la première fois, elle sembla tenir compte de mon existence ; un filet de contrariété coula sur sa figure depuis un pli vertical qui s’imprima entre ses sourcils et elle m’ignora ostensiblement – ce qui était un progrès comparé à l’indifférence dont elle ne s’était jamais départie. Je suppose ici que mon imagination ne m’a pas joué un tour. Mélusine, ce jour-là, ruminait peut-être quelque souci et allez donc vous fier à une expression pêchée à la volée !

L’après-midi m’offrit une occasion de me libérer des rets de cette obsession dans les bras de Béatrice. Ses mèches brunes prirent sous mes doigts la couleur dorée de la chevelure de Mélusine ; c’est entre les seins de Mélusine que j’enfouis ma tête ; ce fut son vagin humide que je pénétrai et, à la fin, ce furent les prunelles de Mélusine qui se révulsèrent.

Puis, le double jeu des spasmes en parallèle terminé, c’est auprès de Béatrice que je m’étendis, navré de mon infidélité. Mais je n’y étais pour rien et je perdais sur tous les tableaux puisqu’en perdant Béatrice, j’avais baisé une illusion.

Les choses ne pouvaient pas continuer ainsi. Puisqu’une rencontre annihilerait toute possibilité d’intimité future, réelle ou fantasmée – du moins, c’est ce que j’avais toujours cru –, j’étais déterminé à confronter Mélusine.

Le lendemain, il bruinait. Mélusine – j’étais certain qu’elle ne se déroberait pas – attendait le feu vert pour traverser un carrefour au milieu de fonctionnaires et d’employés.

Je soulevai mon parapluie pour nous mettre tous les deux à couvert du crachin ; Mélusine gardait le sien fermé sous son bras.

— J’aimerais bien pouvoir faire l’amour à Béatrice en paix, lui dis-je.

Elle tourna vers moi ce regard définitif que les femmes savent si bien adresser aux hommes. Les feux de circulation ayant changé, elle traversa le boulevard pour se noyer dans le flux et le reflux des piétons. Demeuré en rade sur le trottoir, je cherchai sa chevelure blonde au milieu des têtes et des parapluies qui s’ouvraient tandis que la pluie s’intensifiait. Une fraction de seconde, je cru apercevoir la coupole de son parapluie émerger dans le flot qui l’emportait. Mais non, je m’étais trompé.

Plus jamais je ne la revis.

*

1. Mélusine : sorte de sirène fluviale, ensorceleuse et séductrice. Personnage sympathique, donc.

mardi 19 juillet 2022

Une année julienne : origami amoureux

Nouvelle extraite de mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone


ISBN 978-2-9821444-0-8 (PDF)

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2023

Mon recueil Une année julienne suivi de Perséphone est paru en mai dernier en version numérique (pdf). Il est disponible auprès de l’auteur (moi) sur demande et de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) au bout de ce lien. Relisez les autres billets consacrés au recueil pour en savoir plus et ou pour savourer d'autres extraits (lien).







Le recueil déposé à CopyrightDepot.com et à la SARTEC :
© Henri Lessard, CopyrightDepot.com no 00072068
© Copyright Henri Lessard, manuscrit déposé à la SARTEC le 21 mai 2021, certificat no 34490.

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Origami amoureux

Note. – JULIEN, l’un des protagonistes principales du recueil avec JULIANNE, est le narrateur de la présente histoire.


L’écrivain Georges Simenon (1903-1989) s’est déjà vanté d’avoir « connu » 10 000 femmes. Pour en arriver à ce montant – trop carré pour n’avoir pas été arrondi, mais passons – il faut que peu d’entre elles, sinon aucune, n’ait voulu coucher avec lui une seconde fois.


Je te retiens à déjeuner ? On pourra faire connaissance…

L’humour, c’est comme le tir à l’arc : le risque est grand pour le tireur maladroit de rater la cible et de se pincer lui-même avec la corde.

Elle s’arrêta sur le seuil de la cuisine. Son t-shirt orangé, coupé deux tailles trop grandes, lui faisait une sorte de cloche informe. Comment interpréter son mutisme ? Elle baîlla. J’excluais les hypothèses les plus pessimistes : les gens de méchante humeur agissent avec moins de nonchalance. Le col du t-shirt avait bâillé (lui aussi) quand elle s’était penchée pour s’asseoir à la table. Tapi dans l’ombre teintée de safran, un sein avait pointé le museau comme pour humer l’air du dehors, hésitant à sauter le rebord pour apparaître au grand jour.

— Si tu ne me mets pas à la porte, dit-elle, je reste. Surtout si tu me sers le café.

Elle se tortilla sur sa chaise pour étirer le t-shirt sur ses cuisses, secoua la tête ; hier soir, alors qu’elle s’inclinait sur moi, ses lèvres avaient flotté, suspendues, comme le sourire d’une korè perdu dans la masse de cheveux blonds et roux qui lui masquaient le visage.

— Si tu t’en vas, je vais penser à toi et ça risque de devenir une obsession. Si tu restes, je devrais m’accommoder de ta présence…

— Je vais m’incruster pour que tu ne t’attaches pas, dit-elle. Il ne faudrait pas que tu prennes un mauvais pli avec moi.

Elle souffla sur son café, prit un croissant. Elle était gauchère, je ne le remarquais que maintenant. C’était donc ça. Je n’étais jamais passé entre les mains d’une gauchère. Les caresses, les gestes, n’étaient pas les mêmes. L’espèce d’étourdissement qui me tenait, le sentiment dissolvant qui ne me lâchait pas, ce petit pli au cœur – puisqu’il était question de pli – ce n’était que l’effet de la nouveauté, de la désorientation ?

Heureusement, certaines parties du corps humain sont uniques et ne sont pas affectées par le dilemme gauche-droite ; le sexe, par exemple, est exactement dans la pliure longitudinale du corps.

— Tu ne manges pas ? m’interrogea-t-elle à travers les volutes qui montaient de sa tasse de café maintenue à la hauteur de ses lèvres.

— Il y a toujours plus d’avant et d’après que de pendant…, dis-je.

Elle fronça les sourcils. Un exposé philosophique, à huit heures du matin ?

— Ça vaut pour le sexe et pour un tas d’autres choses, dis-je encore. L’attente, l’anticipation et la remémoration, qui entretient elle-même une nouvelle anticipation, prennent plus de place que l’acte même.

— Et présentement, nous sommes…

— Moi, je suis dans la remémoration et l’anticipation tout à la fois, ou peut-être l’espérance. Toi, je ne sais pas où tu en es.

Si le cœur et le sexe étaient alignés, une seule pliure en viendrait à bout. Au lieu, le cœur avait fait un petit pas de côté, et s’était mis à l’écart, à gauche. Résultat, j’avais deux plis distincts : un au cœur, un autre au sexe. C’était trop pour un seul homme, j’étais fait…,

Son sourire de la veille lui revenait ; sourire gourmand, tout à l’instant présent.

… j’étais fait, qu’elle reste ou qu’elle parte, les choses étaient pliées pour moi. Elle éplucha une orange ; ses doigts agiles (vive les gauchères !) découpaient l’écorce et séparaient les quartiers. Le vert de son vernis à ongles jurait avec la couleur du fruit et ce contraste me faisait venir un goût acidulé à la bouche. Elle aspira les quartiers un à un. Moi, j’aurais plutôt mordu dans ses lèvres.

Son pied nu frôla mes jambes, s’immisça entre mes cuisses, écarta les pans de ma robe de chambre, puis se retira.

— Tu bandes, dit-elle. Anticipation ou remémoration ?

Elle contourna la table pour venir s’asseoir sur mes genoux.

— Tu veux un quartier d’orange ?

Elle me fourra la moitié d’un quartier entre les lèvres. Le suc de la pulpe s’écoula sous la double morsure. Je fis passer son t-shirt par-dessus tête ; sa chevelure s’épanouit en désordre, soulevée par le passage du collet. Les filles ne sont complètes que toutes nues ; les vêtements les découpent en parties indépendantes, exposées ou cachées, et la nudité rétablit l’unité, tant pour les yeux que pour les mains.

— Une petite vite pour que Monsieur ait de quoi se remémorer ?…

Nous nous étions déjà beaucoup pliés l’un dans l’autre, la nuit passée. Une sorte d’origami amoureux dont la séquence de pliures et de dépliures était vieille comme le monde. Les bras autour de mon cou, elle se redressa ; ses lèvres flottaient dans la masse de cheveux qui lui masquaient le visage ; puis, elle replia les genoux pour permettre à mon sexe de pénétrer dans l’axe longitudinal de son corps.

*

De l’origami, amoureux ou pas, elle avait surtout retenu la recette des avions en papier, ou celle des petits bateaux qui s’en vont au fil de l’eau. Elle ne s’incrusta pas longtemps : elle s’éclipsa, sans revenir, peu après une ultime séance d’origami en duo. Elle était du genre à craindre de prendre un mauvais pli en restant trop longtemps avec le même gars. Comme tous les problèmes de couple proviennent non pas de la découverte, mais de l’accoutumance, jamais nous ne déchanterions ensemble.

Je conserve depuis un petit pincement, côté gauche, sur le pli du cœur. Et l’« après » s’allonge beaucoup trop quand il ne devient jamais un « avant ».