PAGE SÈCHE et ENCRE SYMPATHIQUE

Balourd 10, que ne rebute pas l'emploi de l'encre sympathique, n'entretient pas pour autant la phobie de la page blanche. (Une encre sympathique devient invisible en séch

mercredi 27 avril 2022

Un bonheur insoutenable


Ça fait près de 40 ans que je rumine ce texte. Pourquoi est-ce maintenant que j’en accouche ? Mystère. Il fallait bien que je finisse par m’en libérer. Les idées qu’il contient méritaient-elles de nourrir une si longue obsession ?

Il s’agit ici de la version retouchée d’une critique que j’ai fait paraître dans le site Babelio sous le doux pseudonyme de Balthazar Tableraze.

Si je suis entré dans l’adolescence au début des années 1970 sans avoir jamais croisé le mot dystopie, j’avais du moins, faute du terme, une bonne idée de la chose : j’avais déjà lu Le Meilleur des Mondes, 1984 et Fahrenheit 451.


Un bonheur insoutenable d’Ira Levin (This Perfect Day, 1970) vint s’ajouter à cette courte série désenchantée. J’étais encore dans ma période de naïveté littéraire et, durant plusieurs saisons (j’étais et je suis resté un grand relecteur), la solitude de Copeau, le personnage principal, ses rêves de liberté, ses équipées nocturnes dans des bâtiments déserts eurent un écho particulier chez l’ado renfermé que j’étais. S’il y a un livre que j’ai lu et relu, c’est bien Un bonheur insoutenable.

Mes réserves sur la qualité littéraire du roman vinrent un peu plus tard, le goût se développant à l’approche de l’âge adulte. S’il est correctement écrit, Un bonheur insoutenable est loin d’être un chef-d’œuvre et je finis par le mettre de côté, mais sans jamais l’effacer de ma mémoire. L’auteur est américain, ce détail a de l’importance, on le verra plus loin. (Les trois autres romans cités ont mieux vieilli dans mon estime.)



Détail de la couverture d’Un bonheur insoutenable dans la collection « J’ai lu », 1972 ; illustration de Tibor Csernus. (Référence bibliographique à la fin du texte.) L’oeil vert n’est pas le résultat d’une défaillance de l’imprimeur.

L’intrigue se déroule dans un futur indéfini. L’humanité (la Famille) est dirigée par un superordinateur (UniOrd ou Uni) et des injections régulières (les « traitements ») préservent les humains de l’agressivité, mais aussi de la curiosité et de toute liberté intérieure. Le moindre déplacement ou le moindre geste requièrent une autorisation que l’on obtient (ou non) en présentant la plaque de son bracelet personnel à un lecteur idoine. Une prévenance sans faille préside aux rapports humains. Partout règne l’harmonie. Par la sollicitude de tous envers tous, la Famille exerce son emprise sur chacun de ses membres et le moindre comportement déviant est vite repéré et prestement soigné par un ajustement des traitements du « malade ».

Dans les deux cas, le but est le même, celui de décliner les rapports humains sur le mode d’une onctuosité sans grumeaux.

Cet aspect du livre m’était revenu à la mémoire au début des années 1980 quand, nous arrivant des É.-U., vinrent les premières manifestations de la Political Correctness. Les Américains forment un peuple paradoxal chez qui la violence avouée des rapports sociaux est compensée, si l’on peut dire, par la pratique et l’exhibition d’une niaise jovialité.

J’ai tout de suite fait le lien entre la prévenance universelle d’Un bonheur insoutenable et la rectitude politique naissante. Dans les deux cas, le but est le même, celui de décliner les rapports humains sur le mode d’une onctuosité sans grumeaux. Bien vite, avec la rectitude politique, le souci de ne blesser personne s’est imposé dans le monde réel et non plus seulement dans la fiction sous des formes obsessionnelles et caricaturales, tyranniques diront certains. Le phénomène ne s’est pas essoufflé et il a persisté jusqu’à nos jours, amplifié et ramifié.

Je m’étais demandé alors (retour aux années 1980) si nous n’étions pas en train de nous imposer de notre plein gré une dictature de la gentillesse et du conformisme à l’image de celle de la Famille. Ses membres, dans le roman, avaient au moins l’excuse d’être sous l’emprise de traitements médicamenteux et de n’avoir jamais connu un mode de vie « normal ». Nous n’avons pas cette excuse.

Est-ce qu’Ira Levin n’a pas perçu quelque chose qui s’annonçait aux É.-U. et dans le monde occidental en général ? N’a-t-il pas tenté de traduire par la fiction une tendance de fond de la société américaine qui allait prendre de l’ampleur ? Peut-être ne la saisissait-il que confusément (la version originale du livre date de 1970) ? Y a-t-il un sociologue dans mon lectorat pour me répondre ?

1984 d’Orwell et Un bonheur insoutenable de Levin décrivent des mondes totalitaires. Les moyens de perpétuer le système différent cependant. La terreur qui prévaut dans la première dystopie est remplacée par des traitements hormonaux dans la seconde. Une omniprésente surveillance, inquisitrice et implacable dans 1984, fraternelle (maternelle ?) et pleine de bonnes intentions dans Un bonheur insoutenable, enserre l’individu dans ses mailles.

Qui aurait soupçonné à l’époque de la parution d’Un bonheur insoutenable, alors que la contestation s’attaquait au conformisme et que la hantise de la dictature et de la surveillance hantait tous les esprits que la population irait bientôt se placer d’elle-même avec empressement devant les appareils de surveillance et qu’il y aurait compétition à qui les alimenterait avec le plus d’enthousiasme, à qui dévoilerait le plus de sa vie intime ? Qui auraient imaginé que la société s’imposerait de plein gré un langage « correct » à base de lessivage du vocabulaire et des idées, ou que notre grande bonté accoucherait d’un monde de dénonciations et de harcèlements collectifs ? Plus besoin d’Inquisition, les surveillés se surveillent eux-mêmes, se dénoncent et se punissent entre eux.

Un bonheur insoutenable, roman visionnaire ? Oui, dans un sens, même si le gros ordinateur central est un fantasme d’une époque où les ordinateurs personnels et les objets connectés n’existaient pas. Sur ce point, et sur celui du rapport entre les sexes (cf. la scène de viol), le livre date. Je lui dois quand même d’avoir reconnu les effluves de la rectitude politique dès le début des années 1980. J’étais peut-être un lecteur naïf, mais pas trop idiot pour autant !

Ce roman a compté dans ma vie, voilà pourquoi j’inaugure mon compte Babelio avec lui, même si, par ses qualités littéraires, loin d’être au niveau de la perspicacité du propos, il ne mérite pas un tel honneur. Mais les chefs-d’œuvre n’ont pas besoin de mon aide ! Je lui donne 3 étoiles sur 5.


Note. – Je ne suis pas un lecteur de science-fiction, on l’aurait deviné à l’absence de titres récents parmi ceux que j’ai cités.

  • Un bonheur insoutenable, traduction de This Perfect Day (1970), Ira Levin, par Frank Straschitz, Paris, Robert Laffont, 1970 ; réédition, Paris, J’ai lu no 434, 1972 (ISBN 2-290-33285-2)
  • Un bonheur insoutenable, traduit par Sébatien Guillot, Paris, Éditions Nouveau Millénaires, 2018 (ISBN 978-2-290-15542-4)
  • Lien Wikiki.

Billet paru le 27 avril 2022 dans mon autre blogue, Propos hors propos.

jeudi 21 avril 2022

Divers


Quand j’étais jeune, je n’écoutais pas. Maintenant âgé, je n’entends plus.

Toute personne qui fait référence à une œuvre littéraire en parlant d’abord du film qui en a été tiré est vouée à l’enfer. La peine est aggravée (on tâchera de trouver pire que l’enfer) si elle fait allusion à Fahrenheit 451 de Ray Bradbury par le film de Truffaut que le livre a inspiré. On ne pourrait mieux illustrer le propos du roman qui est justement l’éradication de la littérature par l’audiovisuel.

Moyens qui s’offrent à qui veut passer inaperçu :

  • Publier un blogue ;
  • Publier un livre ;
  • Exister.

Déprime, désœuvrement et déréliction sont les trois mamelles de ma journée. Passant de l’une à l’autre, j’en suce le maigre lait.

Ne me dites pas que vous allez bien, je vais être jaloux ; ne me dites pas que vous allez mal, ça va m’ancrer encore plus profondément dans la vase.

Que ces restrictions ne vous empêchent pas de me considérer comme un interlocuteur valable.


Billet paru le 21 avril 2022 dans mon autre blogue, Propos hors propos.

vendredi 1 avril 2022

Aphorisme à la douzaine


Perdre nos défauts ne nous ajoute aucune qualité.

À quoi bon demeurer chrétien si les dieux sont païens ?

Les lampadaires pensifs qui éclairent leur pied.

Appeler un service public ou privé et faire le ménage au son de la douce musique pour appels en attente.

Résolution du jour : ranger par ordre alphabétique ma collection de BD et de CD.

Deux photos :
Une vieille où tu es jeune.
Une récente où tu es vieux.

Un scaphandrier arpente le fond de la mer. Un message lui parvient dans ses écouteurs :
« Vite ! remonte, le bateau coule ! »

Tout n’est peut-être qu’illusion, mais une illusion partagée avec les autres et dont personne ne peut sortir ou se libérer, ça ressemble drôlement à la définition de la réalité.

Bizarre, les autres pensent de moi exactement ce que je pense d’eux.
Bien sûr, ils se trompent à mon sujet.

Nous sommes des êtres lubiques (attention ! lisez bien).
Nous vivons de nos lubies.

Moi, avoir des enfants ? Non, je trouve ça trop incesteux.

Je dis toujours du bien des autres. C’est plus court et ça me laisse plus de temps pour parler de moi.


Ces aphorismes ont paru à diverses dates dans ce blogue ; la présente compilation a été mise en ligne le premier avril 2022 dans mon autre blogue, Propos hors propos.