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dimanche 17 janvier 2016

Le père de Kafka était-il kafkaïen ?


Contribution à la kafkologie

Ce texte traîne dans mes brouillons depuis... depuis longtemps. Le publier est une manière de m'en débarrasser.

On considère généralement que l'œuvre de Franz Kafka (K.) est la traduction littéraire d'un état psychologique et moral découlant d'une éducation reçue par un père autoritaire et brutal. La pièce maîtresse de cette interprétation est la Lettre au père, rédigée par K. mais jamais transmise à son destinataire. D'autres assurent que son œuvre est la prescience des régimes totalitaires du XXe s. et de leur froide et absurde bureaucratie.

Je crois que ces deux visions sont fausses ou, du moins, insuffisantes et trop faciles.

Le père de K. était le moins... kafkaïen des hommes ! Autoritaire, péremptoire et affirmatif, selon tous les témoignages, ce personnage de bonne carrure savait se faire entendre et obéir. À rebours, dans le monde de Kafka fils, l'autorité est lointaine, inaccessible et incompréhensible, comme perçue à travers une série de prismes défectueux. Rien qui ressemble à une tyrannie. Kafka père n'aurait jamais eu la patience ou la capacité de réduire son entourage à sa merci par un capricieux réseau de règles informulées comme celles détaillées par son fils dans ses romans (le Procès, le Château, etc.). Pour se faire craindre et obéir, un éclat de voix, un coup de poing sur la table lui suffisait.

En bref, l'autorité chez K. n'a jamais la franchise de la brutalité.

Les histoires de Minotaure n'ont aucune utilité pour K., la bête lui est facultative, la fascination du dédale lui suffit.

Relisons «la Muraille de Chine». Un pâle et lointain empereur dépêche un messager à un (forcément) lointain sujet, à l'autre extrémité de l'empire ; le messager doit d'abord se frayer un chemin dans la salle du trône à travers la foule des courtisans, franchir des portes, des portiques, descendre des escaliers, traverser le deuxième palais qui entoure le premier, puis le troisième, puis... Enfin, il traverse la capitale, un quartier après l'autre... Le messager, comme la flèche de Zénon, n'atteint jamais son but, le destinataire attend en vain. Un fils en butte à un père autoritaire emploierait-il de telles métaphores pour décrire ses relations avec son bourreau ?

L'autorité chez K. n'est jamais contestée. Les fidèles de l'empereur lui restent fidèles. Aucune répression n'est nécessaire pour s'assurer de leur obéissance et de leur respect. Même quand il y a «de graves négligences dans la défense de l'empire», les yeux se tournent vers l'asthénique monarque entraperçu à une fenêtre du palais. La Loi n'est pas combattue, le Tribunal non plus. Bucéphale regrette le Grand Alexandre dont l'épée indiquait la direction des Indes.

K ne fuit pas le Juge, il recherche la Loi. Il ne trouve que d'inutilisables indices, n'entend que de friables raisonnements.

Le monde de K., un monde sans révolte, et sans pouvoir non plus.

Quant à la satire de la bureaucratie, Gogol et Courteline ont fait mieux, et avec plus d'humour.

La kafkologie est-elle à revoir en entier ?

(Deux petits apartés en marge de cet exposé. – Chez K., il n'y a pas de dialectique, chaque affirmation se présente, puis se nuance elle-même pour se contredire aussitôt et empêcher tout progrès. L'analyse et le réflexion réduisent leur objet en une poussière incohérente.

Selon Hobbes, le pouvoir ne peut se prévaloir d'autre justification que lui-même. Autrement dit, le pouvoir est le pouvoir, un point c'est tout. Apparemment, K. est en quête inlassable d'un pouvoir justifié (par la Loi, qui justifie le Juge), quête qui ne peut évidemment aboutir, étant donné la nature tautologique du pouvoir. K. ne rencontre que des ombres qui ne font qu'entretenir sa frustration. Il aurait fallu que K. décide «le pouvoir, c'est moi», pour paraphraser un monarque peu porté au doute existentiel.)