PAGE SÈCHE et ENCRE SYMPATHIQUE

Balourd 10, que ne rebute pas l'emploi de l'encre sympathique, n'entretient pas pour autant la phobie de la page blanche. (Une encre sympathique devient invisible en séch

mardi 19 décembre 2023

Dit-elle ou la guêpe

 

Les Dits de ma voisine : la guêpe


Gabrielle est photographe. Moi, les photographes m’énervent trop. Toujours inquiets de la mise au point, du temps d’obturation, de la lumière, de la distance focale, du cadrage…, de vrais « m’as-tu-vu avec mon bel équipement et mon souci de la perfection », l’idée de laisser les paysages et les gens en paix ne leur vient jamais à l’esprit.

Nous étions à la terrasse d’un café, à l’ombre d’un arbre, dans un coin reculé, loin des passants. L’après-midi fournissait la preuve que le paradis sur terre existe. Il ventait assez pour caresser sans décoiffer. La brise se montrait en revanche incapable de chasser la guêpe qui revenait sans cesse tourner autour de notre table. In Arcadia quoque. Gabrielle me tirait le portrait avec tact et discrétion. Gabrielle n’a rien d’une guêpe importune. Je la mets à part dans ma détestation des gens au gros œil noir et au zoom fouineur de sa confrérie. Gabrielle était Gabrielle et ça l’excusait de tout. J’avais laissé mon café tiédir dans sa tasse, et goûtais la douceur du temps.

« Fiche-lui la paix, dis-je à Gabrielle qui faisait de grands gestes pour chasser la sempiternelle guêpe, tu nous énerves. Elle ne te piquera pas, tu ne goûtes pas bon pour elle. » Gabrielle recula sa chaise et me prit de trois-quarts. Mon bustier baillait et Gabrielle visait le profil d’un sein et le candide téton qu’il offrait aux regards en biais. (Je faisais celle qui ne soupçonnait rien.)

La guêpe revint, au grand dam de Gabrielle.

Je trempai mon doigt dans la cassonade cristallisée sur le rebord de ma tasse de café – cassonade qui expliquait en partie l’insistance de la guêpe. J’enduis délicatement (et discrètement) le bout de mon sein de sirop sucré (le sirop est le pléonasme du sucre). La guêpe se posa au-dessus de l’aréole, comme pour s’assurer du bon angle d’attaque, et descendit jusqu’au bout du téton. Ah, le délicat contact des six petites pattes d’un insecte sur l’épiderme qui frisonne !

La guêpe butina avec entrain, en bonne guêpe qu’elle était, tandis que les criquets – non, c’étaient les déclics de l’appareil de Gabrielle – se déchaînaient. La guêpe, repue, s’envola.

Donner le sein à une guêpe ; qui pourrait se vanter d’avoir poussé l’amour des petites créatures du Bon Dieu aussi loin ?

Un peu de sucre restait sous l’aréole. Gabrielle mouilla une serviette en papier de sa salive et essuya (discrètement) le résidu de sirop sur la partie concernée de mon anatomie.

— Ça risquait de maculer ton bustier et d’attirer d’autres guêpes.

Elle avait ses photos, ce dernier point redevenait celui qui la préoccupait le plus.

Quand même, je venais de lui démontrer qu’elles étaient inoffensives.

Chacun ses phobies. Moi, les photographes, elle, les guêpes.

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