PAGE SÈCHE et ENCRE SYMPATHIQUE

Balourd 10, que ne rebute pas l'emploi de l'encre sympathique, n'entretient pas pour autant la phobie de la page blanche. (Une encre sympathique devient invisible en séch

vendredi 26 novembre 2021

Les joies du travail

Le lac de Constance

Henri Lessard © CopyrightDepot.com no 00072068




En panne d’inspiration, j’ai compulsé ce matin de vieux brouillons. Je suis tombé sur celui-ci, que j’avais écarté de la suite de mon recueil Grève des anges (L’Interligne, 2019, suivre ce lien vers ce billet). Le petit texte qui suit, ni bon ni mauvais, ne méritait peut-être pas un si triste sort et je me suis amusé à le redécouvrir. J’espère qu’il ne vous distraira aussi. La narratrice est la même que dans Grève des anges, il s’agit de Noëlle-Andrée Petit-Lejeune, dite simplement Noëlle, jeune étudiante dans l’histoire qui suit. (Je n'ai pas encore de date pour la parution de la suite de Grève des anges.)


Lorsque j’ai demandé à Constance en quoi consistait son travail, elle s’est accordé un temps de réflexion, m’a dit que c’était « ultra-secret » puis, non, que c’était très facile à comprendre, mais aussi très difficile et très long à expliquer. Enfin, elle a fini par avouer qu’elle préférait parler d’autre chose.

Nous avions été engagées dans le cadre d’un programme estival d’embauche d’étudiants dans différents ministères fédéraux.

Rien que ce prénom, Constance, suffit à faire renaître dans mon esprit toute une association d’idées aussi bénignes que lumineuses ; l’image d’une silhouette mince, d’une chevelure pâle, entre le blond et la couleur paille, d’un visage tout aussi pâle semé de taches de son, des inévitables yeux gris qui accompagnaient cette décoloration générale. Le plus souvent, elle pianotait à son clavier, m’offrant le dos de son fauteuil, les chevilles croisées sous elle, pieds nus hors de ses sandales, dans une posture que je trouvais enfantine. 

Nous œuvrions sous l’égide, ou plutôt sous la houlette de Maryvonne Castel-Dompierre, cheffe de service.

Sa figure infroissable, lisse comme une armure, abrupte comme la paroi d’une banquise, avait toujours pour effet de refroidir ses interlocuteurs. Les subalternes conservent au fond de leur psychée le souvenir de l’époque où les patrons (et patronnes) commandaient, invectives à la bouche et bâton à la main. On n’échappe jamais tout à fait à ses atavismes.

Maryvonne avait une façon d’annoncer des évidences sur un ton neutre et de laisser suspendre quelque couperet ou quelque épée de Damoclès dans les airs et dans les silences dont elle aimait clore ses interventions. J’avais pu voir l’effet que produisaient ses manières sur Constance : effarement, stupeur, hoquets, salutations à la japonaise avec inclination répétée du torse et retraite précipitée.

Ne se rendant compte de rien de tout ça, Maryvonne ne faisait aucun effort pour mettre Constance à l’aise. Ses visites dans nos quartiers laissaient ma collègue en transe. Mes rapports avec notre chère cheuffe étaient plus sereins. Ils étaient gouvernés par notre mutuel sens des responsabilités (j’enjolive un peu mon portrait, là) et notre non moins mutuelle indifférence.

— Elle ne va pas te dévorer, dis-je un jour à Constance. Les ogresses n’existent plus…

— Je ne sais pas, je crois que c’est sa compétence : c’est trop pour la personne si imparfaite que je suis. Elle a toujours raison, elle voit toutes mes erreurs, me les souligne une à une ; pas par mesquinerie ou par plaisir de prendre quelqu’un en défaut : pour m’instruire, pour que je progresse. En même temps, j’entends comme un compte à rebours. En même temps, j’entends comme un compte à rebours. Un jour, ce sera la catastrophe, l'explosion.

— Tu exagères. Elle semble plutôt satisfaite de ton travail, non ? Demande à être mutée si elle te fait tant souffrir. Ou prie pour qu’elle ait une promotion.

Chacun héberge l’archétype de son croquemitaine dans le fond de son être. Maryvonne correspondait à celui de Constance, probablement sans avoir rien fait pour mériter cela. C’était son monstre personnel, celui qui se cachait sous son lit quand elle était petite.

J’aurais pu économiser ma peine et simplement dire que Maryvonne, tout en étant irréprochable et d’un abord un peu revêche, était un brin énervante. Sans plus.

Mais Constance ne m’avait pas dit qui risquait d’éclater ni chez qui tictaquait le minuteur infernal. Chez elle ou chez Maryvonne ?

*

Une averse avait éclaté à l’heure où la plupart des employés arrivaient au travail.

— Il y a une grande flaque d’eau dans le hall d’entrée, dit Maryvonne. J’ai demandé à la réceptionniste d’appeler le service d’entretien.

— Ah, le lac de Constance, dis-je.

Constance avait été surprise par l’averse à mi-chemin du boulevard et du ministère : entre revenir à l’abribus ou courir vers l’entrée, elle avait choisi la seconde option.

— Tu la connais, dis-je, elle s’est arrêtée net devant la réception, sandales à la main, les pieds nus dans la flaque d’eau qui s’élargissait sur les dalles, aussi trempée qu’une lavette. À la blague, je lui ai dit qu’elle recréait le lac de Constance sous elle.

Devançant la question de Maryvonne, j’ajoutai :

— J’ai pris sur moi de lui dire de retourner chez elle se changer.

— Qu’elle apporte un parapluie, au cas. La pluie a cessé, mais j’ai besoin d’elle au plus tôt, dit Maryvonne.

Constance voit bien qu’elle se crée des soucis sans raison, elle essaie de toutes ses forces d’imiter les autres, de ne pas se faire une montagne d’un rien, sans y parvenir, prise dans je ne sais quels entrelacs. J’étais comme elle autrefois. La vie m’a guérie. Quelle dose de vie, ou d’expérience, faudrait-il inoculer à Constance pour l’insensibiliser au sérieux apparent des choses ?

Elle revint trois quarts d’heure plus tard, changée (ses vêtements je veux dire : c’était toujours la même Constance, pour le meilleur ou pour le pire), cheveux séchés et noués. Le ciel restait gris et menaçant. Oui, je sais, ça fait mauvaise littérature, mais le temps était à l’orage. Un front froid balayait la région.

Les contrariétés du matin l’avaient, pour une fois, revigorée. Elle était dans de bonnes dispositions, les joues colorées, les yeux brillants. Elle suspendit son paletot au portemanteau de l’entrée du service.

— Tu n’as pas apporté ton parapluie ? demanda Maryvonne, surgissant sur ces entrefaites.

Une personne sensible aux variations de pression aurait tout de suite enregistré le creux barométrique aussi soudain que marqué qui changea l’atmosphère de la pièce. Maryvonne, indifférente à la météo locale, continua de compulser et tourner les pages du document qu’elle destinait à l’attention de Constance.

Constance rougit, pâlit, ce qui dans son cas signifiait qu’elle rivalisait en blancheur avec le chemisier de Maryvonne.

Elle sortit de la poche de son paletot un parapluie télescopique. Se retournant, clic, elle appuya sur le bouton sans défaire la courroie qui maintenait le parapluie fermé ; le manche s’allongea et la pointe du parapluie se propulsa jusque sous le nez de Maryvonne.

Le tic-tac du compte à rebours ne m’était plus perceptible. L’explosion était imminente. Constance dardait ses yeux droits dans ceux de sa supérieure.

C’était agir en kamikaze, mais je pris Constance par le torse, immobilisant ses bras contre ses flancs pour l’entraîner loin, hors du service, à l’autre bout d’un couloir, passé deux ou trois virages et un nombre indéfini de portes, le plus loin possible de Maryvonne.

Les imprécations qu’elle lança en route ne seront pas reproduites ici. Le silex dont était fait Maryvonne générait des étincelles à chacun de ses contacts avec le monde. Plus simplement, Maryvonne manquait de tact ; la flammèche fatidique ne pouvait provenir que de son fait. Encore fallait-il qu'elle parvienne à une matière volatile inflammable. Constance la lui fournit.

Elle explosa, seule avec moi, dans une salle de conférence vide. Les êtres humains n’étant pas raisonnables, il n’y eut rien de bien raisonnable dans ses récriminations et malédictions. Il lui fallut une heure pour se calmer et sécher ses larmes de colère. Il était presque midi quand j’allai intercéder auprès de Maryvonne qui me demanda simplement si Constance allait bien :

— Je l’ai trouvée un peu volatile ce matin, dit-elle.

Il était impossible qu’elle n’eût pas entendu au moins les premières insultes que Constance avait lâchées. Il y a des surdités et des aveuglements volontaires.

La plupart des gens auraient conseillé à Constance de prendre une journée de congé. Au contraire, je pensai que quelques heures d’un boulot routinier valaient mieux que d’aller mijoter sa rancœur seule à son appartement. Elle rentrerait chez elle après avoir constaté que l’après-midi s’était déroulé normalement, que le train-train quotidien s’était aiguillé sur ses rails habituels.

Rien n’a changé au travail. Ni Constance ni Maryvonne ne tiennent à charger leur dossier des complications qui s’ensuivraient si l’une ou l’autre déposait une plainte.

Rien n’a changé, sauf que les rapports de Constance avec notre patronne adorée sinon respectée ont pris un tour plus serein. Ils sont gouvernés par leur mutuel sens des responsabilités et leur non moins mutuelle indifférence.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire