PAGE SÈCHE et ENCRE SYMPATHIQUE

Balourd 10, que ne rebute pas l'emploi de l'encre sympathique, n'entretient pas pour autant la phobie de la page blanche. (Une encre sympathique devient invisible en séch

mardi 16 juin 2020

Comment j'ai inventé un texte de Kafka





Marthe Robert, La tyrannie de l'imprimé : Livre de lectures III, Éditions Grasset & Fasquelle, livre de poche, série « Biblio/essais », 1984, 160 pages.




Si la mémoire se contentait d'oublier, ce serait déjà beau. Mais pour masquer ses oublis, elle invente, amalgame, superpose et déforme. Le ciment de ces rafistolages réside dans son assurance sans faille : « c'était comme ça, je me rappelle très bien ». Allez donc la contredire. Après tout, c'est votre propre mémoire.

Voilà des années que je cherche à remettre la main sur un court texte de Kafka qui m'avait particulièrement frappé. Je conservais en tête l'image de la page imprimée avec la typo de la collection Folio ; j'avais même le grain du papier sous les doigts. Vous voyez comme ma mémoire n'est pas seulement abondante, mais précise. Retrouver le texte n'aurait dû présenter aucune difficulté. D'ailleurs, si je n'avais pas pris la peine de noter son emplacement quand je l'ai découvert, c'est qu'il était évident en lui-même.

Le texte parlait d'une tradition, autrefois observée. Vint une génération qui avait oublié la tradition, mais se souvenait de son existence. Puis une autre génération, qui n'avait plus que le souvenir qu'on s'était autrefois souvenu de quelque chose. Et c'est ainsi que la tradition survivait de façon paradoxale par la succession des oublis. Voilà le souvenir que j'avais conservé du texte, sans vouloir faire un jeu de mots.

Kafka n'a pas publié autant que Balzac. Je possède l'intégral de ses œuvres littéraires chez moi, principalement dans la collection Folio (je n'ai pas toutes les différentes versions françaises parues à ce jour, ni son journal ou sa correspondance, ma maniaquerie a ses limites). Feuilleter les recueils, consulter les tables des matières ne prendrait que quelques minutes. Aucune trace du texte. Je refais l'exercice trois fois encore, de façon chaque fois plus appliquée. Non, ce n'est pas « Un Vieux parchemin » qui fait partie de « La muraille de Chine ». Je laisse tomber.

Régulièrement, je revenais à la charge, feuilletant les mêmes recueils (ce ne peut pas être dans les romans, Le Procès ou L'Amérique ; peut-être dans Le Château : non, j'ai vérifié).

Je me dis que le texte est peut-être dans Préparatifs de noces à la campagne, recueil touffu de 500 pages. Comme j'annote mes livres au crayon, il y aura forcément une marque pour attirer l'attention sur le texte. Des marques, des annotations, j'en ai trouvé. Le texte, non.

L'an dernier, j'ai lancé un appel à l'aide dans Tweeter qui est resté sans écho.

Découragé, je renonce.

Hier, je sors de ma bibliothèque pour des raisons qui n'ont aucun rapport avec ma quête La tyrannie de l'imprimé, de Marthe Robert, traductrice et grande spécialiste de Kafka, entre autres. Je précise que le sujet du livre est la littérature en général, et qu'il ne contient que quelques passages consacrés à Kafka.

Et je tombe sur ce développement (p. 37-39, voir photos) autour d'une histoire hassidique racontée par l'historien Léon Poliakov.

Voilà l'histoire que je cherchais !

Elle n'était pas de Kafka. Bien sûr, Marthe, spécialiste de Kafka, relie tout de suite cette histoire très kafkaïenne à Kafka (à la page 39).

Ma mémoire a amalgamé mon émerveillement devant cette histoire (effectivement lumineuse) et l'allusion à Kafka qui la suit immédiatement. L'amalgame a été assez prégnant pour que j'imagine le texte dans la typographie de la collection Folio où sont parus la plupart des recueil de Kafka que j'ai lus. Et l'histoire, je me répète, est tout à fait kafkaïenne.

Finalement, la mémoire a parfois plus d'imagination et d'ingéniosité que de souvenirs...

Ajout (5 juillet 2020). - Poliakov parlait de la perte de la mémoire comme d'une érosion, un souvenir étant condamné à disparaître par soustractions cumulatives jusqu'à l'escamotage de la dernière parcelle résiduelle. Il ne lui venait apparemment pas à l'esprit que la mémoire puisse compenser ses pertes en catimini par la fabulation et le bricolage, devenant de moins en moins fiable non seulement par des diminutions, mais aussi par des ajouts et des remodelages.

Ajout (6 juillet 2020). - Tout ceci m'a fait penser aux prêtres saliens et aux frères (prêtres) arvales de la Rome antique. L'origine de ces confréries se perdait dans la nuit des temps et leurs chants rituels, en latin archaïque, étaient transmis de génération en génération, même s'ils étaient devenus incompréhensibles avant même l'époque classique. Respect très ritualiste de la tradition qu'une religion basée sur la foi jugerait absurde. 

(Cliquer sur les images pour qu'elles s'affichent en plus grand.)










Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire