JULIETTE ET BÉATRICE
Henri Lessard (2020)
Texte paru dans le collectif Raconter l'Est ontarien publié par les Éditions David en janvier 2020. (Réf. à la fin du texte.)
En ce temps-là, les téléphones étaient fixes, les femmes commençaient à avoir la bougeotte. Je ne précise pas davantage, personne n’aime avouer sa caducité. J’avais décroché un emploi temporaire dans une boîte de graphisme, à Rockland. La ville, qui comptait alors moins de quatre mille habitants, se perchait sur un éperon rocheux surgissant du plateau argileux sur la rive droite de l’Outaouais. Les champs, dans certains quartiers, touchaient à l’arrière-cour des propriétés. Par grand vent, à voir vaciller les hautes herbes, j’avais l’impression qu’elles s’apprêtaient à prendre leur élan pour envahir les rues.
À la porte de la ville, près de l’embranchement de la route 17 et de la rue Laurier, fidèle, massive, inamovible, magnifique dans sa robe tachetée de noir et de blanc, une vache Holstein assurait la garde. À vrai dire, elle faisait une bien piètre sentinelle, préférant fouiller l’herbe de son museau ou mâcher longuement sa prise, narines en l’air, plutôt que de surveiller les allées et venues des voitures et des rares piétons. Je me demandais ce qu’elle faisait seule, loin de son troupeau.
Je la baptisai Juliette. Mes excuses aux Juliette de ce monde, ne voyez-là aucune intention malicieuse de ma part. Il lui fallait un prénom affectueux, à ma belle gardienne, et Juliette lui convenait parfaitement.
Nulle ride, nulle vaguelette dans l’eau ombragée de son regard. Les doux yeux de Juliette ne s’appesantissaient sur rien ni personne. Quoi de plus prévisible, de plus inamovible qu’une vache dans son carré d’herbe ? Pourtant, à l’exemple de ses consœurs, elle ne devait pas mener une vie très rigolote. Le quotidien des vaches ne déborde pas de tendresse. Juliette dissimulait-elle son vague à l’âme sous sa mine de placide ruminante ? Depuis combien de temps un bœuf ne lui avait-il pas murmuré des mots tendres à l’oreille ? « Ah, ma belle, tes yeux de biche me rendent fou ! »
Moi-même, nouvellement arrivé en ville, louant une simple chambre chez des particuliers, il m’arrivait de me sentir seul et de remâcher de sombres pensées. Quand, à l’occasion d’une promenade, il m’arrivait de longer la clôture de broche derrière laquelle Juliette se tenait en faction, je ne manquais jamais de lui lancer un meuh ! auquel ne répondait aucun écho. J’en arrivai à me convaincre que mon existence avait moins de réalité pour Juliette que celle des mouches qu’elle repoussait en battant ses flancs de sa queue. Derrière elle, les champs rejoignaient l’horizon. Venant du nord de Gatineau et de ses collines mamelonnées, je trouvais que le plat pays au sud de l’Outaouais ressemblait à une annexe des Prairies de l’Ouest, à croire que le ciel immense avait embouti le relief à force de peser sur la terre.
Je ne tardai pas à trouver un point de chute dans un greasy spoon du centre-ville. J’ai oublié le nom de l’établissement, mais qu’importe. C’est là qu’un soir je rencontrai Béatrice. Elle servait au comptoir. Son horaire était plus compliqué que celui de Juliette, mais son abord était plus avenant. Elle avait des yeux gris-vert — ou vert gris, je ne sais pas — mettons qu’elle avait des yeux vert-de-gris. À l’origine, l’expression se disait « vert de Grèce ». Des yeux « vert de Grèce ». Ça ne décrivait pas leur teinte, mais la formule laissait rêveur, ce qui rendait bien compte de leur effet.
Je pourrais résumer Béatrice par le triangle. De forme triangulaire était son visage ; triangulaires aussi les mèches dorées rebelles et la fossette à chaque coin de la bouche, le nez de fouine (de jolie fouine), le sillon naso-labial, les canines blanches. En deux triangles accolés par la base, c’est-à-dire en losange, les pupilles qui perçaient les iris verts (non, là, j’exagère). Triangulaires aussi, les pointes de tissus soulevées par les seins, petits (et coniques, évidemment : versions adoucies de la pyramide, qui est une sorte de triangle à trois dimensions). Autres choses triangulaires chez Béatrice : la pointe de la langue ; le sacrum ; le pubis, les grains de beauté groupés par trois et d’autres choses encore dont je tire plus de plaisir à l’évocation sous un éloquent « etc. » qu’à la plate énumération.
J’ignore où placer dans ce schéma ses lunettes rondes et ses dix-huit ans (tout ronds, eux aussi).
Elle travaillait afin de mettre de l’argent de côté et quitter Rockland pour Toronto ou Montréal, Vancouver ou Tombouctou. Son esprit aigu (encore le triangle) la destinait à la vie trépidante des métropoles. Tenir dans ses bras une fille dont les pensées, à défaut du corps, sont déjà au loin engendre une qualité de mélancolie particulière. Comme tous les problèmes de couples viennent non pas de la découverte, mais de l’accoutumance, j’avais au moins la certitude que jamais nous ne déchanterions ensemble.
En attendant le jour du départ, Béatrice vivait chez maman, papa, petite sœur et grand frère (plus un chien et deux chats, mais nulle vache). Moi, je l’ai déjà dit, je vivais chez l’habitant. Nous manquions d’intimité. Mais c’était l’été, les champs étaient vastes, l’herbe haute protégeait des UV et des UVB du soleil autant que du regard des indiscrets. Le roulis des épis de foin penchés d’un côté, puis de l’autre par le vent finissait par nous donner l’illusion que nous reposions au creux d’un lit profond conçu exprès pour bercer nos amours.
Un jour, des pulsations ébranlèrent le sol. Le battement de nos cœurs, délicieusement synchronisés ? Non, c’était Juliette, accourant des quatre fers. Juliette, galoper ? Elle s’arrêta pile au sommet de la butte à l’ombre de laquelle nous étions étendus, Béatrice et moi. Elle beugla quelque chose à notre adresse, un meuh ! alarmé, puis un autre. Béatrice referma deux ou trois boutonnières, soupçonnant quelques mésaventures à venir.
Puis, les secousses reprirent, plus puissantes et plus rapides. Étirant le cou, Juliette émit un long beuglement.
Sans perdre de temps à élucider davantage la situation, je pris Béatrice par la main. Jamais le champ ne m’avait paru aussi étendu et aussi accidenté ; la plaine dissimulait ses creux et ses bosses sous le couvert végétal. Le bœuf, le taureau, que je n’avais jamais encore vu, nous chargeait, furieux. Ses sabots frappaient le sol juste dans notre dos quand Béatrice et moi avons escaladé et enjambé la clôture, puis traversé la route à toute allure.
Le bœuf s’immobilisa à l’endroit où nous avions franchi la clôture, souffla dans ses naseaux. Ah, l’œil furibond et le front buté d’un bœuf ! Juliette, simple silhouette au loin, broutait.
Le surlendemain, Béatrice partait pour Vancouver. Aucun lien avec l’incident, elle avait son billet en poche depuis deux semaines.
J’étais à nouveau seul.
Je retrouvai Juliette fidèle à son poste. Les vaches ne sont pas migratoires. Aucune velléité de bougeotte ne les travaille. Leur horizon se limite à leur champ. Je ne revis jamais le bœuf. Béatrice m’adressa une carte postale de la Colombie-Britannique, puis ce fut tout. Cœur qui roule n’amasse pas mousse.
Je me suis toujours demandé si la charge du bœuf provenait de ce qu’il se considérait l’unique mâle en droit de copuler dans son champ ou s’il avait été alerté par Juliette qui n’avait pas toléré me voir la négliger pour une femelle de mon espèce. Jamais je ne lui aurais soupçonné une telle faiblesse. Juliette, jalouse ?
La vie est bien mystérieuse, et les bêtes, tout autant que les humains.
Né à Gatineau (secteur Hull), au Québec, Henri Lessard a travaillé à Rockland dans une boîte de graphisme et illustré des publications pour le Centre franco (CFORP) à Ottawa. Il a par la suite travaillé dans le milieu de l’édition franco-ontarienne comme réviseur et graphiste. Il est l’auteur du recueil de nouvelles Grève des anges, paru en 2019 aux Éditions L’Interligne.
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