DISTRAYANTES IMAGES
Par Henri Lessard
Texte paru dans la revue Liaison, no 175, printemps 2017, p. 20-12.
Depuis toujours, la conscience d’un phénomène me laisse perplexe. Bon ou mauvais roman, prose indigeste ou exquise – pour demeurer sur ce terrain sans aborder celui de la poésie –, mon cinéma intérieur fonctionne avec une égale efficacité. Un texte médiocre génère des images aussi généreusement qu’un excellent. Pire, même avec un texte génial entre les mains, mes images mentales restent imprécises et de qualité à peine passable, s’alimentant à un bric-àbrac d’images et de séquences amassées ici et là au fil des années.
Il est assuré, par exemple, que si j’avais à lire une fiction sérieuse ayant pour cadre la Rome de César, je devrais chasser du décor des légionnaires venus tout droit des albums d’Astérix faire de la figuration bénévole.
Si j’aime lire et relire, ce n’est pas pour le plaisir de faire défiler de belles séquences colorées dans ma tête.
Grozdanovitch (1) décrit les affres d’un lecteur un brin maniaque souffrant d’un mal semblable au mien, mais parvenu à un stade si avancé qu’il n’arrive plus à lire :
« Dès l’instant où un personnage est mentionné et commence à agir, tu ne peux faire autrement que de lui allouer un visage et une allure empruntés à l’arsenal de ta mémoire. [...] Nous fabriquons tout avec du déjà connu. Il y a donc là – au niveau philosophique – une limite de la littérature qui se profile, car nous ne faisons jamais que ressasser de vieux préjugés, de vieilles images, toute une série de cartes postales intimes qui ne font que nous ramener à nous-mêmes et ne nous permettent jamais de sortir du cercle vicieux de notre personnalité individuelle. » (p. 265-266)
Décontenancé, Grozdanovitch réplique, comme vous seriez peut-être tenté de le faire, que « personne ne pense à cela ! »
Réponse qui constitue un aveu du contraire. Je ne suis pas le seul à posséder un cinéaste intérieur équipé d’un kaléidoscope recycleur d’images faisant fi des droits d’auteur : n’importe quel cliché est bon pour ce réarrangeur éhonté. Dans le fond, tout lecteur fait, à toute allure, des découpages à la Prévert (2)…
Gracq faisait déjà remarquer qu’il y a « une mode des visages vivants » et des décors (3) ; ce qu’imagine l’écrivain, affirme-t-il en substance, se défraîchit très vite, et il est heureux que le texte ne le transmette pas. Paradoxe, ce que voit l’auteur n’est pas forcément plus intéressant ou plus juste que ce qu’imaginent ensuite les lecteurs ! Il y a bien le cas d’écrivains particulièrement visionnaires qui sont littéralement les spectateurs des scènes qu’ils transcrivent au fur et à mesure qu’elles se déroulent devant leurs yeux. Mais voir avec acuité ne signifie pas forcément que l’on tire du néant ce qu’on imagine…
Des travaux récents montrent que l’activité cérébrale de personnes qui avaient à décrire un épisode d’une série télévisée qu’ils venaient tout juste d’écouter était étonnamment similaire d’un individu à l’autre. Les similitudes persistaient encore lorsque, le temps ayant passé, leur mémoire avait réécrit et réarrangé leurs récits. C’est à croire que nos cerveaux sont squattés par une sorte de réalisateur universel qui formate tout, à la réception comme à la restitution. « Nos souvenirs ne nous appartiennent pas en propre (4). » Pas tous, en tout cas.
Avec une mécanique narrative aussi prévisible et bien partagée, avec une imagerie mentale forcée d’œuvrer dans la précipitation et l’approximation, comment le miracle du texte se produit-il ? Qu’est-ce que le talent littéraire ? Ça ne semble pas être la capacité – banale et à la portée de n’importe qui – de faire naître des images.
On me dira que je fais partie des lecteurs peu visuels. C’est probable. Qu’à force de travailler dans le milieu de l’édition, j’en suis arrivé à accorder plus d’attention à l’aspect technique du texte qu’à son contenu. C’est incontestable.
Je veux bien admettre que mon point de vue est biaisé et astreint à mes propres limites. Mais si, comme le laissent penser les témoignages cités, le fond de notre mécanique narrative (je n’ose pas dire de notre imagination) est banal ou commun, dans tous les sens de ce mot, il reste à expliquer ce qui fait la différence entre bonne et mauvaise prose.
Dire d’un roman qu’il ferait un bon film est le pire compliment qui se conçoive. Si on peut en aplanir la substance sur un écran sans rien perdre au change, que vaut cette substance ?
Sans doute faudrait-il, à rebours de ce que prescrit le proverbe, lâcher la proie (l’image) pour l’ombre. C’est à se demander en effet si les images que génère un texte ne sont pas un sous-produit négligeable, si elles ne détournent pas notre attention pendant que notre esprit est occupé à (ou par) quelque chose de plus important et de plus profond ; tandis que les jolies images défilent devant nos yeux intérieurs, le ronron du moteur intime qui effectue le vrai travail, moulant la substance extérieure venue du texte pour que nous l’assimilions à la nôtre, passe inaperçu.
Bref, les images nous distraient. C’est là leur utilité et leur limite.
1. Denis Grozdanovitch, La puissance discrète du hasard, Paris, Denoël, 2013, p. 261-277. Coll. Folio, no 5771.
2. Ce qui, déjà, demande un certain talent, avouons-le.
3. Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 9.
4. Andy Coghlan, « Your memories aren’t unique », dans New Scientist, vol. 232 (no 3103), 10 déc. 2016, p. 6.
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