autarcie artistique
Par Henri Lessard
Texte paru dans la revue Liaison, no 178, 2018. Cette version a été la dernière avant la révision finale par la rédaction de la revue. Elle peut différer de la version imprimée.
Ce texte a été inspiré par mon billet du 16 sept. 2016, Concatenatio interrupta à Ottawa.
Certains de mes amis
sont peintres figuratifs. Il leur arrive de devoir composer avec l’attitude
condescendante d’artistes davantage conceptuels ou plus postmodernes. Peindre
la réalité, surtout peindre des paysages, ça ne se fait plus. C’est mal vu,
dépassé ; kétaine, pour tout dire. Une exposition, il y a quelques années,
s’annonçait ainsi (je traduis librement) : « Vous n’êtes pas fatigués
du Groupe des Sept ? »
Je proteste. Cette façon de voir est bornée et dangereuse.
Elle ignore que notre sensibilité visuelle a été forgée par la volonté, affirmée
pendant des siècles, de reproduire la réalité dans tous ses aspects. Cherchez
dans les textes de l’Antiquité une description de paysage, une évocation de la
lumière, changeante selon les conditions atmosphériques ou le moment de la
journée. Vous n’en trouverez pas. Notre attitude devant la nature nous vient
d’une tradition picturale vieille de plusieurs siècles. Elle se poursuit, depuis
les Primitifs flamands et leurs glacis lumineux jusqu’à Léonard de Vinci et son
sfumato, depuis les impressionnistes et leurs virgules de couleurs pures
jusqu’aux fauvistes et leurs aplats violents… La liste n’est pas close.
On ne voit bien que ce que l’on connaît ou reconnaît. Le plaisir
que je retire à me trouver à tel endroit, à telle heure et en telle saison
tient en partie à la fréquentation des œuvres picturales qui m’a habitué à porter
attention aux variations de la lumière, aux jeux de couleurs, aux effets de
transparence ou d’estompage dans le spectacle qui m’entoure.
Il existe un jeu d’aller-retour, pas toujours conscient,
entre le monde pictural et le monde réel. L’un révèle l’autre. Une amie
aquarelliste me disait que son compagnon lui avait un jour demandé pourquoi
elle donnait une teinte bleue aux collines à l’horizon ; il n’avait jamais
remarqué le bleuissement des choses dans le lointain. Que voient de la réalité
les gens de cette espèce qui ne voient
pas ? En tout cas, une aquarelle lui avait ouvert les yeux.
Chez certaines personnes, on pourrait parler d’un
façonnement intérieur total par les arts. La métamorphose ne se limite pas à celle
exercée par la peinture figurative et les paysages. À force de fréquenter les
musées, les galeries et les salles d’expositions, de déambuler dans ou sous des
installations, à force de frôler des échafaudages de ficelles et de fonte
rouillée, de traverser des labyrinthes en plâtre décati ou des Stonehenge de
bois verni, j’en suis venu à développer, par intégration des processus de
création, une parfaite autonomie artistique.
(Je précise qu’il n’y a pas d’intention ironique dans cette dernière phrase. Ou que l’ironie a été parcimonieusement mesurée et distribuée.) Ajout avril 2021. - Maintenant je peux le dire : l’intention ironique était totale.
Ainsi, l'autre jour, traversant une intersection en diagonale, je tombe sur une sculpture nouvelle, rue Sparks, à Ottawa. Des tores tronqués, ou des demi-collets en pierre grise, au galbe parfait, se succédaient le long de la chaussée dans une procession qui tenait de la migration de masse ou de la reptation décomposée en ses mouvements élémentaires. Le tout était éminemment séduisant et envoûtant. Mon premier réflexe a été de chercher le panneau explicatif afin de me mettre au fait de la signification profonde de l’œuvre. Hélas !, il s'agissait de simples collets de granit destinés à protéger la base de poteaux, en granit aussi, que les ouvriers avaient déposés sur la place publique le temps de travaux de réfection. Ajout avril 2021. La photo de ces collets est disponible dans mon billet du 16 sept. 2016, Concatenatio interrupta à Ottawa.
N'empêche que, ce moment a été pour moi une sorte
d'épiphanie.
Je n'ai plus besoin d'œuvres d'art pour me communiquer des
impressions artistiques. Je me les crée moi-même à partir de la réalité. J'ai
été trop bon élève, je me suis hissé au niveau de mes maîtres. Je peux à
présent me débrouiller seul. Inutile désormais de fréquenter les musées ou les
galeries. Cette procession de demi-conques, œuvre éphémère s’il en est, je l'ai
baptisée Concaténation urbaine. La
surface rugueuse d'un poteau d'où émergent têtes de clous et agrafes rouillées
devient saint Sébastien transpercé. Un mur de
brique qui a vu les années et les crépis passer devient Leprosus non est et ainsi de suite, sans fin. Je n’ai que
l’embarras de trouver les titres.
Ça ne me coûte rien, ça embellit mon existence, ça se
renouvelle sans effort chaque jour et, surtout, ce n’est pas contagieux,
rassurez-vous.
Puisque nous en sommes aux selfies généralisés, que les moyens de production inouïs sont à la
portée de tous (texte, photos, vidéo, montage, etc.), pourquoi ne pas aller
jusqu’à la conclusion que la logique commande ?
La postmodernité « se caractérise par le fait que l’on
ne puisse plus s’attacher à des caractères extérieurs pour dire ce qu’est l’art [1]».
Poussons le bouchon un cran plus loin et réclamons l’abolition des caractères
extérieurs ou non qui permettent de décider qui est un artiste et qui ne l’est
pas. Du même élan, j’affirme que mon musée imaginaire – et le vôtre du même
coup – vaut bien tous les musées et toutes les galeries du monde.
Une évolution artistique de plusieurs siècles en est arrivée au point où je peux, en paraphrasant Louis XIV[2], affirmer modestement : « L’Art, c’est moi ! »
[1]
Maxence Alcalde, « L’art postmoderne comme idéologie réactionnaire :
Un symptôme du rejet intellectuel de l’art contemporain », Marges, revue d’art contemporain, no
3, 2004, p. 97-107.
URL :
http://marges.revues.org/779.
[2]
Merci au réviseur de m’avoir signalé que le médecin et physiologiste Claude
Bernard avait déjà imaginé au XIXe siècle une formule semblable,
mais dans un tout autre esprit, il est vrai.
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