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samedi 6 mai 2017

Langue rapaillée et affranchie


Anne-Marie Beaudoin-Léger vient de publier aux Éditions Somme toute La langue affranchie : se raccommoder avec l'évolution linguistique. Je n'ai pas encore lu l'ouvrage, mais ça devrait être chose faite très bientôt. Madame Beaudoin-Léger avait déjà fait paraître chez le même éditeur il y a deux ans La langue rapaillée : combattre l'insécurité linguistique des Québécois. À l'époque, j'avais été suffisamment agacé par ses propos pour me fendre d'un long compte-rendu -- que j'avais rangé dans mes brouillons.

Voici donc, avec mon souci coutumier de coller à l'actualité, le texte question, rédigé en juillet 2015.

(Louis Cornelier, dans Le Devoir du 6 mai 2017, a rendu compte de sa lecture de La langue affranchie.)


* * *


À propos de La langue rapaillée d'Anne-Marie Beaudoin-Léger, Éditions Somme toute, 2015.

À partir de postulats tout à fait raisonnables - ne pas abandonner la langue aux puristes ; accorder le juste crédit qui revient langage familier, forcément approximatif et désinvolte comparé au langage soigné, plus rigoureux quant à l'observation des règles ; revendiquer nos particularismes, nos régionalismes, Mme Beaudoin-Léger nous conduit à une attitude que je ne peux que condamner. Comme quoi, partager les prémices d'un raisonnement avec quelqu'un ne garantit pas que l'on parvienne aux mêmes conclusions !

Avec son ouvrage sous-titré Combattre l'insécurité linguistique des Québécois, la linguiste Beaudoin-Léger entend rien de moins que redonner aux Québécois la fierté et la pleine possession de leur langue. Objectif que les intéressés atteindront sans peine s'ils adoptent les raisonnements de l'auteure : le français québécois constituant une variété légitime du français, nous n'avons qu'à nous débarrasser du sentiment d'infériorité à la base de notre insécurité linguistique pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes.

L'argumentation de l'auteure repose sur le concept des registres ou niveaux de langue. Je résume ses propos en disant qu'il existe d'une part le registre soigné, soumis aux règles, peu variable d'un pays à l'autre, et, d'autre part, le niveau familier, plus désinvolte quant aux prescriptions et très variable d'un point à l'autre de la francophonie.

Toujours selon Mme Beaudoin-Léger, le registre familier du français québécois est un niveau de langue légitime et constitue une variété tout à fait acceptable du français. Le niveau soigné, toujours selon l'auteure, est réservé aux occasions où les codes sociaux nous imposent de bien paraître (allocutions, productions écrites). Le niveau soigné, assure Beaudoin-Léger, s'apprend à l'école ; le niveau familier suffit à la plupart des occasions, les gens passant d'un registre à l'autre selon les circonstances.

J'avoue entretenir une vision moins idyllique des choses.

Dans la vie, les gens s'en tiennent généralement à un seul registre ou peu s'en faut. Ceux qui ne pratiquent jamais le registre familier de bon aloi (le registre familier compte bien des sous-niveaux) ou soigné n'acquièrent jamais ou bien perdent les compétences nécessaires à leur maîtrise. (Passons sur la stupéfiante déclaration selon laquelle le niveau soigné s'apprendrait à l'école. J'ai des doutes à ce propos ; quels établissements a fréquenté l'auteure, quel niveau de langue était pratiqué chez elle quand elle était petite ?)

Mme Beaudoin-Léger affirme que le registre de la langue et le code vestimentaire obéissent aux mêmes règles. «Tout est question d'apparence» affirme-t-elle (p. 32), on ne va pas à un gala, où «l'image compte» (p. 32), avec les habits que l'on porte pour travailler à la maison. (Passons sur cette autre déconcertante déclaration qui, venant d'une linguiste, est proprement ahurissante : le niveau soigné ne serait qu'une question d'apparence. Quid de la capacité de livrer un message clair et structuré, de distinguer entre les nuances et de pouvoir faire preuve de créativité ?)

À réserver le registre soigné à de rares occasions (cf p. 50) où le bon parler s'apparente au port d'une robe de soirée ou d'une cravate - quelle vision guindée se fait l'auteure de la maîtrise de la langue ! - , on condamne les locuteurs à toujours paraître empesés en l'employant et à le pratiquer avec la maladresse des débutants. Et c'est bien ce que nous observons. Le registre soigné reste un niveau étranger à bien des Québécois - on n'a qu'à écouter le baragouin confus des politiciens et politiciennes, incapables de s'exprimer simplement et correctement, incapables d'employer le ton juste.

En fait, le niveau universellement utilisé au Québec est le familier-très-familier. Mme Beaudoin-Léger, à magnifier ce registre, néglige un fait essentiel : beaucoup de gens au Québec ne parviennent tout simplement pas à maîtriser le registre familier correct. Quant à s'élever au dessus...

Le jeu de serpents et échelles linguistique que nous décrit Mme Beaudoin-Léger, avec ses virtuoses de la glissade et de l'escalade, a une amplitude beaucoup plus limitée dans la réalité que dans son imagination. Ceux qui sont à l'aise dans les registres supérieurs y restent, en général ; ceux qui ne pratiquent que les niveaux inférieurs ne grimpent jamais très haut.

La pauvreté du vocabulaire et de la syntaxe de bien des Québécois les maintient dans une maîtrise très approximative de leur propre langue. La situation engendre un phénomène d'auto-illusion inquiétant : plusieurs se targuent de parler un bon français alors que leur langage est truffé de barbarismes et de calques de l'anglais. Mme Beaudoin-Léger ne touche mot de cette situation qu'elle escamote en rangeant faits linguistiques heureux et moins heureux dans la catégorie du registre familier, sorte de fourre-tout décidément bien commode.

Malgré nos discours sur la protection du français, malgré les leçons que nous adressons aux Français friands d'anglicismes, nous sommes nous-mêmes allergiques à la moindre critique. Pire, quand on signale une erreur ou une défectuosité de notre langue (pensons à la lalalisation du français au Québec), nous en faisons un objet de fierté. C'est nus zaut', cé comme ça qu'on'é !

Minoritaires au Canada et en Amérique du Nord, minoritaires dans la francophonie, toute volonté de trop nous distinguer nous isolera des autres francophones et diminuera l'attraction déjà réduite du français sur notre continent. Pourquoi les émigrants se casseraient la tête à apprendre un patois qui n'aurait pas cours hors de nos frontières ? (Tout ce paragraphe déplaira à Mme Beaudoin-Léger qui a balayé d'un revers de la main ces arguments dans son ouvrage.)

La tentation du repli sur soi-même linguistique, celle d'établir une langue distincte au Québec est toujours présente. Pensons à la velléité, exprimée il y a quelques années, de traduire les Évangiles en québécois... Comme si le français actuel était une langue qui nous était aussi lointaine celle de Rabelais ! Cette distinguite à tout prix qui nous distingue va de pair avec la tendance à s'émerveiller du moindre de nos travers, comme je l'ai dit plus haut, à y voir une marque de notre génie inventif.

Hubert Aquin, dans La fatigue culturelle du Canada français (1962), déplorait déjà notre tendance à nous conformer à l'image folklorique que les autres ont de nous. Le problème ne date pas d'hier !

Mme Beaudoin-Léger se désole du regard moqueur, sinon condescendant que certains posent sur notre langue (voir le chapitre «Une blague plate», p. 95). Or, ceux qui se moquent (gentiment ou pas) de notre parlure sont, en matière de déliquescence langagière, beaucoup moins inventifs que ceux qu'ils brocardent. Qui, en effet, nous donne cette réputation de gens au langage si pittoresque, si approximatif, si enfantin, sinon nous-mêmes ?

Ce n'est pas en glorifiant une langue familière souvent approximative, farcie de calques de l'anglais, de barbarismes et d'incorrections grammaticales (je place à part les régionalismes et les archaïsmes qui constituent une vraie richesse, notre vraie distinction) que nous leur feront changer de regard.

Mais nous tenons tellement à nous distinguer !...

Henri Lessard, juillet 2015

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