Petit texte qui traînait dans mes brouillons.
Avis autorisés
« Proust a une phrase lourde, longue. Il n'a pas de vitalité, pas de rupture comme chez Céline. » (Patrice Luchini)
« Je ne suis pas du tout Proust. Je suis pour la phrase courte et sèche. Proust, c'est liquide, c'est de la pâte. » (Michel Tournier)
« Allez, je me lâche. Un jour, Aragon m'a dit : '' Proust, mon petit, mais il est chiant.'' » (Pierre Juquin, auteur de la biographie Aragon : un destin français, interviewé par Fabrice Pliskin pour le Nouvel Observateur)
« Ce qui est caduc chez Proust, ce sont ces riens chargés d'un vertige prolixe, les relents du style symboliste, l'accumulation d'effets, la saturation poétique. C'est comme si Saint-Simon avait subi l'influence des Précieuses. Plus personne ne le lirait aujourd'hui. » (Cioran, Aveux et Anathèmes, Gallimard, coll. « Arcades », 1987, p. 38-39)
« Proust n'a eu à côté de lui [Kafka] que des soucis de concierge. » (Alexandre Vialatte, Mon Kafka ou l'Innocence diabolique, 1998)
Mon avis
Quand j’étais jeune (vers 1970), à l'heure des émissions pour enfants les samedis avant-midi, on passait souvent un intermède qui nous faisait assister à la naissance de petits gâteaux aux pommes sur une musique du genre Pastorale. Cueillette des fruits à la main, transport dans des paniers, puis traitement à la machine : épluchage, découpage, rinçage, cuisson, etc. Arrivait l’étape ultime, tout aussi robotisée. Il s’agissait non pas de la cerise sur le sunday, mais d'un glaçage épais et sucré que l’on étendait sur les petits gâteaux à leur sortie du four. À la queue leu leu sur un tapis roulant, ils se présentaient sous un dispositif et, flourp !, une épaisse couche de glaçage s’étalait. Le tapis avançait d’un cran, un autre gâteau se présentait, flourch !, autre couche épaisse et sucrée, et ça continuait ainsi. Il y avait quelque chose de fascinant et d’inquiétant dans cette répétition sans faille d’instants que rien ne distinguait les uns des autres et on avait peur d’être happé pour l’éternité dans cet enchaînement diabolique.
Ces images me reviennent en tête quand je lis Proust. Le narrateur a mal au ventre ? : flourch, 40 pages où l’on ne quitte pas le sujet ; ensuite, il rencontre un écrivain ami de son père : reflouch, 40 pages sur l’écrivain, ses manies, son apparence, son être ; Albertine le fait damner ? : plouch, 40 pages de prose épaisse et opaque ; il part en train avec sa mère et entame un discours sur les employés des wagons de chemin de fer ?... Y en a marre, je veux respirer, je descends.
C’est cette prolixité automatique et sans hiatus qui m’agace chez Proust. On aimerait qu’il contrôle mieux le débit, qu'il varie, ou qu’il change de plateau pour ralentir, accélérer, qu’il nous épargne des longueurs ici et là pour mieux s’attarder ailleurs. Tournier et Luchini ont raison, il y a quelque chose de mou dans l’articulation de ses phrases qui se suivent sans heurt, sans surprise, alors que le lecteur a compris où il voulait en venir et ne peut s’empêcher de penser que c’est dépenser bien de la peine pour aboutir, très souvent, à un truisme, à une bagatelle.
Les longues phrases de Proust (même les moins longues) lassent moins par leur longueur que par leurs circonvolutions obligatoires dans lesquelles, on n’est pas bête, on a déjà saisi l’essentiel au-delà des lacis qui s’entortillent devant. (La preuve : elles ne procurent aucun plaisir à la relecture, le contenu étant assimilé, on coupe à travers les complications de la forme.)
En plus, ses personnages m'indiffèrent. Ce qu'il leur arrive ne m'intéresse pas.
Bref (mot pas très proustien), je ne suis pas proustien.
AJOUT (15 déc. 2023)
Récemment, on m’a présenté un extrait d’À la recherche qui tenait sur deux pages. Proust y exposait l’emprise qu’un Nom – la capitale est de Proust – peut exercer. Elle est d’autant plus puissante que la personne qui le porte demeure hors d’atteinte. Avec le Nom vient tout un milieu, un monde d’autant plus attirant qu’il est inaccessible. En vient-on à fréquenter le Nom que son aura s’étiole et s’éteint. Pour lui redonner son éclat initial, il nous faut prendre de la distance, s’éloigner du Nom, laisser le blason se redorer à mesure que le souvenir de la personne et de son milieu s’estompe.
Voilà qui est platement exposé (je parle de mon résumé) et Proust, évidemment, dit tout ça mieux que moi, le propos étant en effet tout à fait proustien, mais il lui faut deux pages, des phrases et des paragraphes, et encore des phrases pour y arriver (ou plutôt pour donner l’impression de ne jamais y arriver). Malgré cette débauche, Proust ne développe pas le sujet, il l’enveloppe en l’étirant et en l’enroulant sur lui-même. (Une image : si Proust avait été un escargot, il se serait enroulé dans sa propre bave.) On ne peut s’empêcher de penser que l’exposé s’allonge au-delà de la substance, sinon du nécessaire. Quand arrive le moment où l’on comprend la pensée de l’auteur – et ce moment survient bien avant la fin du texte –, cette coulée sans retenue nous semble tout à coup bien superflue et bien insipide. « Tout ça pour ça », pense-t-on. Il y a démesure des moyens par rapport à la fin.
Ne me parlez pas du style comme s’il excusait tout. La seule condition du style est d’avoir quelque chose à dire (Schopenhauer). Quand la chose à dire est simple et accessible au premier venu, comme c’était le cas dans les deux pages que j’évoquais, l’étirement de la démonstration lasse puis agace avant d’exaspérer. Ceux qui apprécient par-dessus tout l’économie (qui n’est pas nécessairement la concision, mais plutôt la juste proportion des moyens et des buts), le rythme, la cadence et la musique, seront de mon avis. Ne pas sacrifier les nerfs au profit de l’effusion. Il faut du rythme avant toute chose, pas de l’alanguissement. Chez Proust, la dérivation puis l’étalement peinent à se resserrer en méandres qui, même près de l’embouchure, multiplient les retours sur eux. Proust n’a pas de vitalité, de rupture, disait Luchini (citation au début du billet). Avec Proust, je me sens en compagnie d’un de ces individus qui vous prennent par le bras, vous emprisonnent dans les filets de leurs paroles, vous cajolent, et qui pensent vous enjôler en vous rasant.
Voilà, Proust, j’ai essayé et je n’aime pas. La cause est entendue (pour moi.) Nos tempéraments ne s’entendent pas. C’est tout et c’est assez. Je me sens obligé de redire que la médiocrité de ses personnages, narrateur inclus – trait de caractère dont la littérature tire habituellement des merveilles, voyez Flaubert ou Céline – me répugne. Dans les pages sur la mort d’Albertine, la candeur avec laquelle le narrateur nous fait part sans désemparer de chacune des manifestations intimes que lui cause cette disparition procède d’un égocentrisme stupéfiant. La moindre de ses démangeaisons morales lui importe plus que la mort d’Albertine. Les petits émois du moi...
Si je devais résumer ma pensée, je dirais que la longueur chez Proust n’est pas expressive. Elle se développe pour elle-même aux dépens de la nécessité et de l’expression. Elle ne signifie rien, n’apporte rien, n’ajoute rien. Or, pour un styliste, la place accordée à un développement, à une description est mesurée par les exigences, frugales ou gourmandes, que nécessite l’expression. Trop de subtilité à tout propos est une erreur.
Il y a de l’insistance chez lui, mais pas de musique.
Coda
Je viens de me rendre compte de ce qui ne va pas entre moi et Proust : c’est le narrateur. Il est toujours là, il ne fait jamais oublier sa présence. Il ne laisse jamais ni le décor, ni l’action, ni les personnages et ni le lecteur tranquilles. On aimerait avancer dans le texte sans subir l’ondée toujours alimentée qu’il génère. Il est exaspérant. Étrangement, je rencontre une exaspération semblable à lire Balzac. Autant Proust agace par sa subtilité, par ses cabrioles et ses grâces légères, autant Balzac décourage par sa lourdeur et ses gros sabots. On voit les traces de ses doigts gras partout dans le texte.
Une image encore. On parle de parents hélicoptères, persuadés que leur progéniture ne sauraient respirer sans leur vigilante présence. Il y a aussi des narrateurs hélicoptères qui ne laissent jamais leurs personnages seuls avec les lecteurs.
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