PAGE SÈCHE et ENCRE SYMPATHIQUE

Balourd 10, que ne rebute pas l'emploi de l'encre sympathique, n'entretient pas pour autant la phobie de la page blanche. (Une encre sympathique devient invisible en séch

dimanche 20 août 2017

Poètes, vos papiers !


Autrefois, le clergé exerçait une influence exagérée, mais il avait la particularité de se confiner en des lieux connus et la maladresse de revêtir ses agents d'un uniforme bien reconnaissable. Aujourd’hui, un clergé nouveau, ayant tout conservé du rôle de surveillant et de dénonciateur de l’ancien, mais sans signe distinctif ni mandat, s’est répandu partout et exerce son emprise sur tous les milieux, tant publics que privés.

L’ancien clergé a renoncé à l’Enfer ; le nouveau le recréerait volontiers pour y expédier les mécréants.

Le monde est une ample chose. Certains, saisis d’agoraphobie devant sa vastitude, se sont dépêchés d’y tracer des chemins de plus en plus étroits et de plus en plus rares en dehors desquels il est interdit de s'aventurer. Ces ornières sont les seules légitimes et le fait de se plaindre des contraintes qu’elles imposent vous vaudra les foudres des hautes autorités qui ont décidé de leur tracé.

Bientôt, le port d’œillères sera obligatoire. On ne verra plus en cheminant que ce qui a le droit d’exister.

Dans la nouvelle version du conte du berger qui crie au loup, le berger reçoit des encouragements à chaque alerte qu’il lance, que le loup y soit ou pas : d’ailleurs, il y est toujours, vous pensez bien.

Avez-vous lu La plaisanterie de Kundera ? Le narrateur est condamné aux travaux forcés pour une plaisanterie rédigée au dos d’une carte postale adressée à sa douce. Bien sûr, tout cela se passait dans la Tchécoslovaquie communiste de l’après-guerre. Rien de semblable n’est à craindre dans nos démocraties. Personne n’aura eu à craindre l’emprisonnement, l’opprobre général ou le harcèlement pour un simple petit mot, même maladroit.

Certaines personnes œuvrent pour le Bien et se dépensent sans compter pour son avènement. Elles se distinguent par leur zèle sans repos, leur acharnement tatillon, leur penchant à juger capitale toute infraction à leur code pléthorique, amplifié et enrichi d’édition en édition, par le ton immanquablement vindicatif de leurs discours, leur refus de toute discussion, leurs campagnes d’épuration multipliées, leur souci de débusquer le moindre contrevenant, leur absence de mansuétude, leur volonté d’en finir avec l’Adversaire, surtout s’il n’est qu’un simple individu, de l’écraser et de l’exclure de la communauté. Heureusement que ces personnes travaillent pour le Bien, sinon on les craindrait.

Si l’Inquisition revenait, elle trouverait amplement à recruter.

Vous connaissez les techniques de contrôle des personnes et des idées employées par les gardes rouges de Mao pendant la Révolution culturelle chinoise des années 1960 ? Quelqu’un, un déviationniste, était sommé de faire son « autocritique » devant un tribunal populaire improvisé (et néanmoins fermement tenu en main) ; ses « aveux spontanés », loin de lui valoir la clémence de ses juges (la foule contrainte de jouer ce rôle), aggravaient son cas et déclenchaient une cascade d’accusations. Chacun devait y aller de sa diatribe à l’égard de l’accusé, pardon, du condamné (d’avance) ; fait capital, chaque intervention devait être en crescendo par rapport à la précédente. Qui se taisait ou manquait de mordant se retrouvait à son tour au banc des accusés (pardon, des condamnés d’avance). Évidemment, c’était la curée.

Heureusement, rien de pareil n’existe dans notre monde et il y a tout lieu de croire que la méthode n'a plus cours. On peut refuser d'emboîter le pas à une campagne d’indignation un brin exagérée ou tenter de nuancer les choses. Vraiment, on peut encore faire ça ?

Le débat sans débats n’est pas un débat : c’est du terrorisme intellectuel.

Je reviens à La plaisanterie de Kundera. Le pauvre narrateur est jugé par ses confrères de classe. L’un d’eux, un de ses amis, tient un réquisitoire particulièrement inspiré pour démontrer à l’auditoire (au tribunal) la gravité du crime du narrateur et réclamer la plus grande sévérité contre lui. Le plus drôle : l’ami aurait tout aussi bien pu réclamer la peine de mort et l’obtenir. Un soupçon de zèle de plus, le tribunal aurait acquiescé…

Qui veut faire l’ange fait la bête comme disait l’autre.

La vie n’est pas facile, les motifs de souffrance sont légion. Nous ne sommes pas égaux devant la souffrance. Ou plutôt, certains sont plus inégaux que d’autres. Ce qui est intéressant, c’est moins l’existence de la souffrance dans ses versions individuelles ou collectives que la nécessité de bien les étiqueter. C’est ainsi que certaines souffrances seront montées en épingle et jugées exemplaires ; d’autres, eh bien, seront jugées négligeables ou imaginaires.

Faites un petit retour en vous-même. Dressez la liste de tous les propos qu’il vous serait extrêmement imprudent de tenir en public et qui sont néanmoins parfaitement inoffensifs.

Quand j’étais jeune, nos professeurs nous enjoignaient de « dire les choses dans nos propres mots ». Aujourd’hui, le choix des mots ne nous appartient plus. Le choix des sujets de discussion non plus. Même parler du beau temps sera dangereux : de quel droit dire qu’un temps est plus beau qu’un autre ?

Que certains osent croire en la liberté artistique constitue un scandale. Je profite de cette tribune pour dénoncer ce crime par la pensée. D’ailleurs, le seul fait que quelqu’un produise quelque chose d’original prouve qu’il n’a pas encore compris que seul le prévisible est permis, puisque tout ce qui peut se dire a été soigneusement répertorié et communiqué à la société.

Poètes, vos papiers ! comme disait l’autre.

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